TRIBUNE. « La situation était grave, mais qu’est-ce que cela prouvait ? Cela prouvait qu’il fallait des mesures encore plus exceptionnelles », écrivait Albert Camus dans La Peste. Dans quelques semaines, la locution état d’urgence ne devrait plus avoir lieu d’être. Il ne faut néanmoins pas s’en réjouir car les cassandres, si superbement ignorées, qui craignaient le pire, voient leurs prévisions les plus funestes se réaliser : dès le mois de janvier 2017, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) s’inquiétait ainsi du risque d’« accoutumance » de la société française à cet état d’urgence.
Publié le 8 juin 2017, l’avant-projet de loi « renforçant la lutte contre le terrorisme », qui doit permettre, à terme, de lever l’état d’urgence en intégrant certaines dispositions exceptionnelles dans le droit commun, s’inscrit dans cette logique pernicieuse. Rappelons immédiatement quelques évidences.
Si nos sociétés sont démocratiques, ce n’est pas seulement grâce aux votes, mais aussi et surtout grâce à la séparation des pouvoirs : le législatif décide, l’exécutif agit et le judiciaire contrôle ce dernier. C’est cet équilibre précieux que le gouvernement fait vaciller aujourd’hui.
Le bœuf des fables
Le pouvoir exécutif devient ainsi plus gros que le bœuf des fables de notre enfance. Le pouvoir législatif s’étiole, ne disposant plus du pouvoir d’impulsion et de création de la loi (les propositions de loi se retrouvent systématiquement retoquées). Contourné par le recours aux ordonnances, il devient en outre une chambre d’enregistrement, magie de l’alignement des calendriers électoraux. En parallèle, le pouvoir judiciaire ne dispose pas des moyens financiers de contrôle du pouvoir. En 2014, selon la Commission européenne, le budget de la justice française se classait à la 37e place sur 45. Et encore, les efforts budgétaires indéniables de 2016 et 2017 profitent bien plus à l’administration pénitentiaire.
« En confiant à l’administration le prononcé de mesures des plus attentatoires aux libertés publiques, on confie au loup la garde du troupeau »
Ce sont les moyens légaux du contrôle que l’on veut aujourd’hui supprimer. En confiant à l’administration le prononcé de mesures des plus attentatoires aux libertés publiques, on confie au loup la garde du troupeau. Par essence, pour des motifs éminemment compréhensibles d’efficacité, un pouvoir exécutif tend à empiéter sur ces libertés. Un policier veut pouvoir prolonger ses gardes à vue, un préfet veut pouvoir empêcher toutes les manifestations qui risquent de dégénérer, un ministre de l’intérieur veut pouvoir assigner à résidence. Cette tendance naturelle doit être contrebalancée par un pouvoir judiciaire fort qui dispose des moyens du contrôle (on a vu que ce n’était pas complètement le cas) et des possibilités légales du contrôle (que l’on veut aujourd’hui lui supprimer).
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