Neurobiologie

Le cerveau hypersensible

La sensibilité n’est pas une vue de l’esprit! Elle repose sur des bases cérébrales, et en partie génétiques. Ce que viennent établir un nombre croissant d’études.

CERVEAU & PSYCHO N° 141
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cerveau hypersensibilité

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Étant donné l’engouement récent pour le concept d’hypersensibilité, on peut parfois se demander s’il n’y a pas là parfois une forme d’autopersuasion. En d’autres termes, certains individus, croyant se reconnaître dans le portrait que l’on fait de personnes à fleur de peau, se déclareraient hypersensibles et se présenteraient ainsi, que ce soit en société ou face à des médecins qui leur poseraient la question. En somme, l’hypersensibilité serait une question de ressenti, et non une donnée objective.

Sauf que… les humains ne sont pas les seuls à présenter divers seuils de sensibilité. Les animaux aussi sont plus ou moins sensibles. Il existe même des tests de sensibilité validés pour les chevaux ou pour les chiens. Et on ne peut pas les suspecter de vouloir rentrer dans un rôle social dicté par une mode du moment. En conséquence, il doit bien y avoir quelque chose de biologique dans cette affaire. De quoi inciter à chercher en quoi la génétique, le fonctionnement du cerveau ou les comportements observables distinguent les personnes ayant une plus grande sensibilité.

De fait, aujourd’hui, les recherches sur la personnalité plaident pour l’existence d’une influence génétique. En 2015, Tena Vukasović et Denis Bratko, tous deux chercheurs à l’université de Zagreb, ont publié une synthèse de 62 études portant au total sur plus de 100 000 participants. Il en ressort que, de façon générale, la personnalité d’un individu est en partie héritée génétiquement. Selon les méthodes utilisées pour estimer la part due à la génétique, on trouve une héritabilité moyenne variant de 22 % à 47 % – les plus grandes valeurs étant atteintes dans les études sur les jumeaux. Toujours moins de 50 % donc, mais jamais négligeable.

La génétique de la sensibilité

Aucune des 62 études incluses dans la synthèse de Vukasović et Bratko n’utilise de mesure de la sensibilité. Cependant, Elham Assary et quatre de ses collègues de l’université de Londres ont abordé cette question en 2021, faisant le pont entre la sensibilité et les autres traits de personnalité. En analysant la sensibilité de 2 868 jumeaux, ils montrent que les jumeaux monozygotes, qui partagent 100 % de leurs gènes, se ressemblent plus, du point de vue du caractère, que les jumeaux dizygotes, qui partagent environ 50 % de leurs gènes. Cette différence de niveau de proximité entre frères ou sœurs permettrait d’estimer l’héritabilité de la sensibilité à 47 %, ce qui signifie que 47 % des variations de sensibilité d’une personne à l’autre s’expliquent par les gènes. Une valeur classique dans les recherches sur la personnalité utilisant la méthode des jumeaux.

Ce type d’enquêtes ne nécessite pas d’étudier directement les variations génétiques des participants, mais sont aussi, de ce fait, limitées. Elles permettent d’estimer l’importance des facteurs génétiques par rapport aux autres déterminants, mais ne disent rien sur les gènes spécifiquement impliqués dans la sensibilité. Le plus souvent, c’est l’étude des variations de quelques gènes définis à l’avance qui permet de lier plus précisément la sensibilité à ces antécédents génétiques.

La sérotonine, neuromédiateur clé ?

De tels travaux existent, mais les résultats sont variables d’une étude à l’autre. Un gène codant pour le transporteur de la sérotonine a été associé, dans plusieurs études, à certains traits et notamment à l’anxiété. Plus précisément, il existe une forme courte et une forme longue du gène. Les personnes qui possèdent deux formes courtes seraient, selon la plupart des travaux disponibles, plus anxieuses. Comme l’anxiété augmente avec la sensibilité, il était logique de penser qu’un tel gène pouvait également expliquer des variations de sensibilité. Même si toutes les analyses n’ont pas abouti à des résultats positifs, le lien semble aujourd’hui plausible. Toutefois, comme bien souvent, un gène particulier n’explique qu’une infime partie des variations observées.

Il semble donc à peu près certain que nos gènes influent sur notre degré de sensibilité. Mais on ne sait pas exactement quels sont les gènes responsables ! Et il semble probable que ces gènes soient nombreux, comme c’est le cas pour la plupart des traits psychologiques héritables.

Zones émotives

Lorsque des gènes (même inconnus) influencent des comportements ou des émotions, ils le font généralement par des influences cérébrales. Quelques chercheurs se sont penchés sur ces questions, à la recherche d’une structure particulière ou d’un fonctionnement cérébral différent en moyenne. Leurs travaux ont notamment décrit l’activité cérébrale qui se déploie lors d’événements particuliers, souvent chargés émotionnellement. Ainsi, la neuroscientifique Bianca Acevedo et cinq de ses collègues de l’université de New York ont mis en évidence en 2014 un lien entre la sensibilité et l’activation de certaines zones du cerveau. En observant, grâce à la technique d’IRM fonctionnelle, l’activité cérébrale de 18 jeunes mariés à qui on montrait des photos de leur conjoint exprimant différentes émotions, en comparaison avec des photos d’inconnus exprimant les mêmes émotions, ils ont constaté que les époux ayant de forts scores de sensibilité dans les tests tels que le HSPS (test de personnalité à haute sensibilité) ont aussi une activation plus importante dans des zones cérébrales connues pour être impliquées dans l’attention et la planification d’actions. Les photos de leur partenaire ou d’inconnus pouvaient engendrer des émotions positives, neutres ou négatives : lorsque l’image évoquait un sentiment de joie ou de tristesse, les personnes dotées d’une sensibilité plus développée présentaient une activation plus forte de l’aire liée à l’intégration sensorielle, la conscience et l’empathie. Ces observations, répétées un an après, avec les mêmes participants, suggèrent que les personnes à haute sensibilité ont une capacité accrue à ressentir et intégrer les informations liées aux états affectifs d’autrui, et à y réagir tout particulièrement lorsqu’il s’agit d’émotions positives exprimées par des proches.

Il est à peu près clair que nos gènes influent sur notre degré de sensibilité, mais on ne sait pas exactement quels sont les gènes responsables

Une autre étude publiée en 2016 par une équipe internationale regroupant des chercheurs suisses, allemands, états-uniens, autrichiens et britanniques, a révélé qu’un réseau neuronal émotionnel impliquant notamment l’amygdale (une zone pivot du traitement des émotions) s’active davantage chez les femmes les plus sensibles lorsqu’elles entendent des cris d’enfants. Pour elles, plus que pour d'autres femmes, ces cris sont perçus comme désagréables et ils engendrent un sentiment d’être débordées émotionnellement, avec des signes d’agacement et des réponses physiologiques de stress.

D’autres études menées en électroencéphalographie, en mesurant les courants électriques produits par le cerveau dans une tâche de reconnaissance d’émotions sur les visages, ont également montré que le cerveau de personnes à haute sensibilité engendre des potentiels évoqués (des courants cérébraux) plus importants que la moyenne des participants testés.

cerveau hypersensibilité

Le cerveau hypersensible se caractérise notamment par une plus forte activation de certaines zones cérébrales comme le cortex préfrontal dorsolatéral, impliqué dans la planification, l’insula antérieure, qui concentre les ressentis affectifs, l’amygdale, qui est un pivot des émotions, ou l’aire tegmentale ventrale, centrale dans les sentiments de plaisir et de motivation.

© Marie Marty

Une anatomie cérébrale particulière ?

En 2018, un groupe de sept chercheurs finlandais a publié, sous la plume de Marina Kliuchko, un portrait anatomique du cerveau hypersensible à un type de stimulation particulière : la stimulation sonore. Dans cette étude, 80 participants ont rempli un questionnaire mesurant spécifiquement leur sensibilité aux bruits. L’analyse anatomique de leur cerveau a révélé un volume de matière grise plus important chez les plus sensibles dans régions situées autour des lobes temporaux. Ces dernières étant connues pour jouer un rôle important dans la genèse des émotions et l’analyse des sons. Ce qui laisse supposer l’existence d’un marqueur cérébral de l’hypersensibilité, au moins pour cette modalité sensorielle.

Ces marqueurs neuroanatomiques sont une chose, mais la personnalité se caractérise par des comportements, des pensées, un mode de fonctionnement mental qui se définissent bien mieux à travers des expériences de psychologie que par l’imagerie cérébrale. Selon les différentes théories dans le domaine, une personne sensible aura tendance à remarquer des changements subtils dans son environnement que d’autres ne relèveront pas. Et ce, pense-t-on, non en raison d’organes sensoriels particulièrement affûtés, mais parce que leur attention est plus facilement happée par ces légères modifications. Cette attention plus aiguë leur permettrait, dès lors, de mieux détecter des informations bruitées – comme une image cachée dans un nuage aléatoire de points –, mais se traduirait aussi par une impression subjective de débordement en cas de stimulations trop intenses ou trop nombreuses.

L’hypersensibilité ne résulte pas d’organes sensoriels particulièrement affûtés, mais plus probablement d’une attention plus réactive aux légères modifications de l’environnement.

Plusieurs travaux semblent confirmer ces prédictions. Ainsi, une observation de terrain révèle que lorsque des mères doivent estimer à quel point leur maison est dérangée, les plus sensibles (d’après leur score obtenu à l’échelle standard de haute sensibilité) ont tendance à surestimer le niveau de désordre, ce que ne font pas les moins sensibles. En laboratoire, les personnes à haute sensibilité réussissent mieux des tâches de détection auditive (lorsqu’il faut reconnaître une voix dans un bruit de fond intense par exemple), mais également des épreuves où il faut repérer des éléments dans une scène, dans l’esprit de Où est Charlie ?. Ce « superpouvoir » des hypersensibles ne va pas sans effets secondaires. Détecter plus facilement des éléments discrets, des modifications fines, ou repérer une forme dans un nuage de points disposés au hasard conduit parfois aussi à percevoir des formes où il n’y en a pas. Si les plus sensibles ne sont pas plus enclins que les autres à souffrir d’illusions perceptives ou d’hallucinations proprement dites, ils vivent en revanche plus d’expériences paranormales ou mystiques – c’est-à-dire qu’ils ressentent plus fréquemment des phénomènes « immatériels » ou « surnaturels ».

Un accès plus rapide à la conscience

Si la sensibilité favorise la capture de l’attention par des éléments subtils, on pourrait penser que le temps mis pour détecter un changement ou un élément d’une scène serait plus court chez les plus sensibles. De fait, c’est ce que semblent indiquer la plupart des données disponibles à ce jour. En 2021, Asael Sklar, de l’université de Jérusalem, et six de ses collègues ont réalisé une expérience pour mesurer au bout de combien de temps des participants détectaient consciemment un changement graduel dans leur environnement visuel. Pour cela, ils leur faisaient porter un casque de réalité virtuelle qui projetait deux stimuli visuels différents à chacun de leurs yeux. Le premier œil voyait une image statique colorée ressemblant à un tableau de Mondrian, tandis que l’autre voyait apparaître progressivement l’image d’un visage… Chaque participant devait indiquer le moment précis où il voyait apparaître le visage. Cette méthode permet d’estimer assez finement le délai entre l’apparition brouillée et progressive du visage et sa détection consciente.

Dans l’une des expériences de l’équipe, menée sur un échantillon de 92 personnes, le degré de sensibilité, mesuré par le questionnaire classique de haute sensibilité, était pris en compte. Résultat : plus une personne a un score élevé sur l’échelle de sensibilité, plus rapidement elle détecte l’apparition du visage !

Peut-on de la même façon mesurer des différences dans l’amplitude des émotions ressenties par les personnes à haute sensibilité ? Si tel est le cas, par exemple, le spectateur d’un film à forte teneur émotionnelle devrait manifester des réponses émotionnelles physiologiques (comme le changement du rythme cardiaque) plus nettes s’il est plus sensible… À ce jour, une seule étude semble avoir abordé cette question de manière directe. En 2020, Karin Fikkers et sa collègue Jessica Taylor Piotrowski, de l’université d’Utrecht, ont demandé à 243 jeunes âgés de 7 à 15 ans de visualiser des extraits d’un film pour enfants. L’un de ces extraits était joyeux, l’autre triste. Les chercheuses n’ont pas observé de différence significative entre les plus sensibles et les moins sensibles en ce qui concerne le rythme cardiaque ou la réponse électrodermale (la modification des propriétés électriques de la peau provoquées notamment par des émotions) lors du visionnage des extraits. Néanmoins, leurs analyses mêlent de nombreuses variables, ce qui est susceptible de brouiller les pistes… affaire à suivre, donc !

Un domaine à approfondir

Les opinions naïves sur l’hypersensibilité sont assez tranchées. Les uns sont enthousiastes et y voient un trait de personnalité de première importance, les autres un concept creux sans la moindre assise empirique. Restent toutefois des conjectures qui mériteraient l’attention des chercheurs, et demeurent pour l’instant ouvertes. Par exemple, les bases neuronales de la sensibilité sont encore floues. Et la communauté scientifique ne s’accorde pas pour déterminer si la sensibilité constitue un trait de personnalité unique, ou si elle regroupe plusieurs facettes. Chez le jeune enfant, il existe ainsi deux types de sensibilité distincts : la réactivité sensorielle (le fait d’être débordé par des stimulations qui provoquent un ressenti trop vif) et la conscience perceptive (la détection de changements subtils). Étrangement, ces deux éléments semblent se rejoindre chez l’adulte… Ce qui constitue un des mystères à résoudre dans ce champ de recherche aussi récent que foisonnant.

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Nicolas Gauvrit

Nicolas Gauvrit est enseignant-chercheur en sciences cognitives à l’université de Lille. Il est l'auteur du blog Raison et psychologie.

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Clarisse Carrié

Clarisse Carrié est étudiante en sciences cognitives à l’université de Lille.

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Références

E. Assary et al., Genetic architecture of Environmental Sensitivity reflects multiple heritable components: A twin study with adolescents, Molecular Psychiatry, 2021.

C. U. Greven et al., Sensory processing sensitivity in the context of environmental sensitivity: A critical review and development of research agenda, Neuroscience & Biobehavioral Reviews, 2019.

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