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Etienne Klein : "La vérité scientifique n’appartient nullement aux scientifiques"
"La vérité scientifique a vocation à être partagée, discutée, interrogée."
© JOEL SAGET / AFP

Etienne Klein : "La vérité scientifique n’appartient nullement aux scientifiques"

Entretien

Propos recueillis par

Publié le

Etienne Klein est philosophe des sciences, directeur de recherche à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) et producteur de l'émission "La conversation scientifique" sur France Culture. Auteur de nombreux ouvrages, il vient de publier "Le goût du vrai". Entretien.

La pandémie de Covid-19 semble avoir révélé le statut précaire de la science, considérée par certains comme une simple croyance, voire comme une opinion. Pourtant, comme l'affirme Étienne Klein, la science n'est pas "un récit parmi d'autres". L'auteur se penche sur l'affaiblissement de notre amour de la vérité, un danger pour la démocratie, dans Le goût du vrai(Gallimard, Tracts).

Marianne : Qu’entendez-vous par "science" ? Qu’englobe-t-elle ?

Étienne Klein : Pour être tout à fait honnête, je n’ai pas de définition précise de "la" science, car la science n’est pas une. Les sciences diffèrent entre elles par leurs objets, leurs moyens, leurs méthodologies, leurs formalismes, leurs histoires : les physiciens ne travaillent pas comme les climatologues, qui eux-mêmes ne travaillent comme les généticiens ou les sociologues. Toutefois, toutes répondent à cette caractérisation, imparfaite car autoréférente, mais utile : les sciences progressent par l’organisation collective des controverses dites "scientifiques".

Elles ne sont donc pas affaire de proclamations individuelles. Pour reprendre les mots du philosophe Karl Popper, elles procèdent de "la coopération amicalement hostile des citoyens de la communauté du savoir". Tout résultat scientifique passe d’abord sous les fourches caudines des "pairs", donnant matière à interprétations, à discussions, voire à d’homériques engueulades. Bien sûr, cela ne met pas à l’abri d’éventuelles erreurs plus ou moins persistantes, mais c’est grâce à cette épreuve liminaire que la science peut finalement prétendre avoir fait parler, de façon à peu près claire, un bout du réel.

Selon vous "l’idée de science a divorcé de celle de plaisir". Qu’entendez-vous par-là ?

Je vois deux facteurs qui contribuent à cela. Le premier tient à ce que certaines recherches scientifiques, par exemple à propos du climat, de la biodiversité, de la pollution, de l’environnement en général, conduisent à des résultats qui nous mettent mal à l’aise : apportant leur lot de mauvaises nouvelles, ils nous désenchantent ou nous inquiètent.

Le second facteur est qu’aux yeux de beaucoup de nos concitoyens, la science semble par essence triste, lointaine, complexe, étrangère. La physique, par exemple, est souvent perçue comme une friche morte où pâturent des équations sans âme. Peut-être cela résulte-t-il de ce que nous, les scientifiques, nous nous y sommes mal pris : nous n'avons pas su vulgariser la démarche scientifique et ses conquêtes d’une façon qui soit à la fois joyeuse et efficace. Il y a désormais urgence à "re-érotiser" l’acte de connaître. Mais comment faire ?

Les sciences sont de grosses machines à pulvériser les préjugés et à contredire les interprétations spontanées que nous faisons des phénomènes qui nous entourent

Il existe, selon vous, au moins quatre biais qui contaminent notre façon de penser, notamment à propos des questions de science. Pouvez-vous revenir dessus ?

Oui, d’autant que ces quatre biais se renforcent les uns les autres par interférences mutuelles.

Il y a d’abord la tendance à accorder davantage de crédit aux thèses qui nous plaisent qu’à celles qui nous déplaisent. Sans aller y voir de trop près, nous adhérons spontanément aux "vérités" qui répondent à nos vœux, rejetant les autres d’un revers de main. Il y a ensuite ce que certains appellent plaisamment l’ipsédixitisme : "dès lors que le maître lui-même l’a dit (ipse dixit), alors on ne discute pas". L’autorité que nous accordons à X ou Y nous incline à considérer comme vrais tous les propos qu’il tient, nous dispensant d’exercer notre esprit critique. Dans sa forme dégradée, ce travers nous pousse à croire qu’une chose est vraie pour l’unique raison que nous l’avons lue ou entendue.

Le troisième biais s’appelle l’ultracrépidarianisme : ce néologisme malicieux désigne la tendance, fort répandue, à parler avec assurance de sujets que l’on ne connaît pas. Enfin, le quatrième bais est la confiance accordée à l’intuition personnelle, au bon sens, aux évidences apparentes, pour émettre un avis sur des sujets scientifiques. Or, la science prend souvent l’intuition à contre-pied, contredit presque toujours le bon sens et n’a que faire de la bureaucratie des apparences. Ouvrez un manuel scientifique, de quelque discipline que ce soit : vous y constaterez que les sciences sont de grosses machines à pulvériser les préjugés et à contredire les interprétations spontanées que nous faisons des phénomènes qui nous entourent.

Vous critiquez un certain "relativisme" vis-à-vis du savoir scientifique. Est-il faux de dire que certaines connaissances ne sont que relatives et temporaires ? Par exemple, la loi universelle de la gravitation de Newton a finalement été dépassée par la relativité d’Einstein.

Vous avez raison : les "vérités de science" ne sont ni absolues ni définitives. Certaines finissent même par devenir tout à fait fausses. Par exemple, la théorie du phlogistique, qui postulait au XVIIe siècle que la combustion d’un corps consistait en l’émission par ce corps d’un fluide, le phlogiston, a été invalidée par Lavoisier au XVIIIe siècle. Le phlogiston n’existe pas. Mais d’autres "vérités de science", sans être démenties, peuvent présenter au fil du temps un visage changeant.

C’est le signe que lorsqu’on invoque des "vérités de science", il convient d’être précis et prudent dans la façon de les énoncer.

Ainsi, dans une certaine mesure, il est devenu inexact de dire que la Terre tourne autour du Soleil. Cette formulation laisse en effet entendre que le Soleil occuperait une sorte de "centre", ou constituerait un référentiel au statut particulier, différent des autres. Or, les succès de la théorie de la relativité générale, formulée par Einstein en 1915, l’ont formellement établi : tous les référentiels sont strictement équivalents.

En clair, il n’en est pas un dont on pourrait dire qu’il a quelque chose de spécial par rapport aux autres, et cela vaut bien sûr pour le référentiel associé au Soleil. Copernic et Galilée s’étaient-ils pour autant trompés ? Non, pas vraiment : ils avaient apporté, à leur époque, la bonne réponse à une certaine question bien posée. Depuis, des révolutions scientifiques ont bouleversé la façon de comprendre la gravitation, donc la description des phénomènes qu’elle régit.

C’est le signe que lorsqu’on invoque des "vérités de science", il convient d’être précis et prudent dans la façon de les énoncer. Faute de quoi, on ouvre grand la porte à ceux qui ne leur reconnaissent pas ce statut, les traitent par le dédain ou les contestent au nom de leur intuition.

Vous dites que je critique le relativisme. Ce n’est pas tout à fait vrai. Car j’ai l’impression que le relativisme est comme le cholestérol : il y a le bon et le mauvais. Le bon (qui me passionne) est celui qui fait comprendre comment la périphérie de la science – le contexte social, la culture, voire la politique – et la psychologie des acteurs influencent son développement. Le mauvais relativisme, qui me semble abusif, est celui qui voudrait nous convaincre qu’un résultat de science ne parvient jamais à s’émanciper des conditions particulières de son apparition, comme s’il ne pouvait jamais s’objectiver.

Toute innovation importante, ou de rupture, est désormais souvent interrogée pour elle-même, et non plus en fonction d’un horizon plus général, configuré à l’avance, qu’elle permettrait d’atteindre ou d’entrevoir

Si la vérité scientifique appartient aux scientifiques, peut-on en dire de même de ses applications ?

Non, je ne suis pas d’accord, la vérité scientifique n’appartient nullement aux scientifiques. Elle a au contraire vocation à être partagée, discutée, interrogée. Autrement dit, à devenir "affaire publique". Mais la question que vous posez, celle des applications, est devenue cruciale. Car la connaissance scientifique a ceci de paradoxal qu’elle ouvre des options tout en produisant de l’incertitude, une incertitude d’un type très spécial : nous ne pouvons pas savoir grâce à nos seules connaissances scientifiques ce que nous devons faire d’elles.

Par exemple, nos connaissances en biologie nous permettent de savoir comment produire des OGM mais elles ne nous disent pas si nous devons le faire ou non. Depuis que l’idée de progrès s’est problématisée, cela devient affaire de valeurs qui s’affrontent et non plus de principes, que ceux-ci soient éthiques ou normatifs. Or, les valeurs sont en général moins universelles que les principes (la valeur d’une valeur n’est pas un absolu puisqu’elle dépend de ses évaluateurs), de sorte que plus les principes reculent, plus les valeurs tendent à s’exhiber et à se combattre.

C’est pourquoi les décisions en matière de technosciences sont devenues si difficiles à prendre. Toute innovation importante, ou de rupture, est désormais souvent interrogée pour elle-même, et non plus en fonction d’un horizon plus général, configuré à l’avance, qu’elle permettrait d’atteindre ou d’entrevoir. Dès lors, comment définir des procédures permettant de décider ensemble de tout cela ?

Est-il utopique d’imaginer une société avec des citoyens possédant un niveau en science suffisant ?

Je n’ai pas une conception scolaire de la démocratie. D’autant que les savoirs scientifiques se sont tant démultipliés qu’il est devenu impossible de se faire une bonne culture à la fois sur la physique des particules, les ondes gravitationnelles, la génétique, le nucléaire, la climatologie ou l’immunologie. Qu’est-ce à dire ? Que si l’on désirait que les citoyens soient tous éclairés sur tous ces sujets, il faudrait que chacun ait le cerveau de mille Einstein... Reste donc le plus difficile : organiser le débat entre les experts et les citoyens, faire s'exprimer les motivations, les désirs et les craintes.

Certains, qui reprochent au public sa paresse intellectuelle et le peu de résistance qu’il oppose à toutes sortes de manipulations, prétendent que l’idée d’une science citoyenne relève de l’utopie ; d’autres accusent au contraire les scientifiques d’ésotérisme ou d’élitisme. Mais avant de décréter que la science est ou n’est pas une entreprise compatible avec ce que nous appelons la "citoyenneté", nous devrions au préalable vérifier deux choses : d’une part, que nous n'avons bien tout essayé en matière de diffusion des connaissances ; d’autre part, que nous avons bien tout essayé en matière d’exercice de la citoyenneté...

Étienne Klein, Le goût du vrai Gallimard, coll. "Tracts", 64 p., 3,90 euros

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne