Le Pr Eric Caumes craint qu'à l'automne, la situation ne soit à nouveau "hors de contrôle".

Dans cet entretien, le Pr Eric Caumes alerte aussi sur le risque de redémarrage de l'épidémie à cause de vols récents entre l'Algérie et la France.

Capture d'écran

L'Express : Êtes-vous inquiet d'un rebond de l'épidémie en France ?

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Pr Eric Caumes : A la Salpêtrière, mon unité dédiée au Covid est pleine. Il n'y a jamais eu de disparition du virus, contrairement à ce que j'ai entendu dans les médias. Il continuait à circuler à bas bruit, et il y a toujours eu des malades hospitalisés pour cela. Mais récemment, des vols entre l'Algérie et la France ont été organisés avant que les frontières ne rouvrent officiellement. Il y avait des personnes contaminées à bord. Depuis samedi dernier, nous avons des cas de binationaux qui sont probablement allés se confiner là-bas et ont été rapatriés. Il y a une vingtaine de malades dans toute la France. Cela pose la question du traçage et de l'isolement de l'ensemble des personnes qui ont voyagé avec eux, qui se trouvent maintenant disséminées sur le territoire et risquent de faire repartir l'épidémie ici, alors qu'elle est en plein boom au Maghreb. C'est en train d'exploser en Algérie, et la courbe est similaire au Maroc. Des tests PCR devraient d'ailleurs être mis en place pour ceux qui montent dans l'avion à Alger.

Nous sommes-nous trop relâchés ?

Il y a un relâchement des mesures barrières au niveau individuel, mais aussi chez nos élus. J'ai été très étonné que l'on stigmatise les jeunes lors de la Fête de la musique, mais qu'on ne dise rien sur les adultes lors de la soirée électorale, avec des gens qui s'embrassaient et se serraient les mains, dans des lieux clos qui plus est. On se dit qu'ils n'ont toujours pas compris. Sur le plan collectif, le "tester, tracer et isoler" ne fonctionne pas bien. Parce que les malades refusent de s'isoler, que le traçage prend trop de temps faute de moyens, et qu'il faudrait avoir le résultat des tests en une journée, et non pas trois. A J+3, quand on apprend la positivité d'un malade, il est bien trop tard, cette personne en aura sans doute déjà contaminé d'autres. On sait maintenant que 50% des contaminations se font à partir de gens asymptomatiques ou présymptomatiques.

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Ne jouez-vous pas au Cassandre ?

Je suis peut-être un pessimiste, mais je préfère une vigilance pessimiste à un optimisme béat. Car je vois les malades dans mon unité. Et je suis en contact avec des confrères d'autres services. L'été, les gens sont plus à l'extérieur et, en théorie, les risques s'avèrent plus faibles. Pourtant, le nombre de malades remonte déjà. Je n'ai jamais cru une minute que le virus allait disparaître avec la chaleur. Il suffit de voir ce qui se passe en Floride, en Guyane ou au Brésil. Je n'ai jamais d'ailleurs jamais entendu autant d'âneries géographiques ou historiques qu'à propos de cette épidémie. On nous dit que c'est l'hiver au Brésil. Mais regardez les températures ! Dans le nord du pays, on est à 30°C. Je dis "attention", mais je ne suis pas le seul. Olivier Véran le dit aussi, alors qu'au début, il était plutôt dans la négation de la gravité de l'épidémie.

On ne peut pas démonter le discours de Raoult, qui frise la mégalomanie, en une minute

Le 26 mai, après l'interview de Didier Raoult avec David Pujadas, vous étiez sur le plateau de LCI en face d'André Bercoff, polémiste pro-Raoult, ou de la journaliste Sophie Coignard, elle aussi fascinée par le personnage. Symbole inouï, vous n'aviez alors rien dit, comme si la parole du scientifique était devenue impuissante face au phénomène Raoult...

Je n'ai rien dit, parce que c'est une illustration de la loi de Brandolini, qui explique que la quantité d'énergie nécessaire pour réfuter du baratin est beaucoup plus importante que celle qui a permis de le créer. Cette loi est très vraie. On ne peut pas démonter le discours de Raoult, qui frise la mégalomanie, en une minute. Mais LCI a pris en compte ma position, et m'a offert, la semaine dernière, une heure d'antenne pour parler de Raoult. Là, j'ai pu m'exprimer. Le pire, c'est qu'il dit beaucoup de choses vraies. Quand il est dans son domaine de compétence, comme sur les tests, c'est très intéressant. En revanche, quand il bascule dans son domaine d'incompétence, comme sur les essais thérapeutiques...

Promoteurs de l'hydroxychloroquine, Didier Raoult comme Christian Perronne sont très critiques envers les essais randomisés en double aveugle. Ils leur reprochent notamment de n'être pas éthiques en ayant un groupe témoin de patients sans traitement...

Si vous avez affaire à une maladie mortelle à 100%, effectivement, il y a un problème éthique. Mais quand vous avez une maladie où il y a moins d'un 1% de mortalité, comme c'est le cas pour le Covid-19, il va vous falloir un essai randomisé avec des milliers de malades pour montrer une différence entre un traitement et un placebo. Raoult et Perronne n'ont pas fait cela. Raoult a même faussé son essai en changeant des malades de groupes. Christian Perronne a encore fait pire avec son étude qui était en prépublication avant d'être retirée suite aux critiques : il avait fait basculer des malades ayant reçu le traitement hydroxychloroquine + azithromycine, mais qui ont mal évolué, dans le groupe contrôle. Mais à la différence Raoult, l'équipe de Perronne à Garches n'est pas au garde-à-vous derrière lui. Ils ont peur que le service disparaisse, et l'étude a donc été retirée.

Et que pensez-vous de l'argument expliquant qu'il faut laisser aux médecins la liberté de soigner ?

J'ai pas mal réfléchi à cette question lors de cette épidémie. Quand on est dans une situation d'infection émergente, on ne sait pas de quoi on parle. Comment peut-on construire des essais thérapeutiques randomisés dans ce cas ? Nous sommes allés trop vite en besogne. C'est la viralité médiatique qui nous a rattrapés, nous, les scientifiques. Nous n'avons pas pris le temps d'observer - et là-dessus, je suis entièrement d'accord avec Raoult. Les essais randomisés étaient prêts alors que les malades n'étaient même pas encore là et qu'on savait pertinemment que les médicaments que l'on s'apprêtait à tester n'étaient pas efficaces.

L'audition de Raoult? Je me suis dit que nous étions chez les fous

Qu'avez-vous pensé de l'audition de Didier Raoult devant la commission d'enquête de l'Assemblée nationale ? A part quelques députés comme le généticien Philippe Berta (Modem), on a l'impression que les membres de cette commission étaient tous des groupies du professeur marseillais...

C'est un scandale ! Cela prouve que la démocratie française est en très mauvaise santé. L'Assemblée nationale, c'est quand même les représentants du peuple. Quand j'ai vu cette mascarade, je me suis dit que ce n'était pas possible. On avait un scandale d'Etat sous nos yeux. Il y a même une députée qui l'a félicité. Raoult a été interrogé en direct sur trois chaînes de télévision différentes [BFM, LCI et La Chaîne parlementaire, NDRL]. Même Agnès Buzyn n'a pas eu droit à ce traitement. A un moment, je me suis demandé qui était la personne qu'on voyait à l'image derrière lui et qui n'arrêtait pas de sourire. J'ai appris qu'il s'agissait de Yannis Roussel, député suppléant de la 6e circonscription des Bouches-du-Rhône et surtout conseiller en communication de Raoult. C'est lui qui l'interviewe quand il fait ses vidéos chaque semaine. Vous aviez ainsi son conseiller com' derrière lui, en plein écran, et des députés qui buvaient ses paroles. Je me suis dit que nous étions chez les fous.

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Que pensez-vous de l'engouement pour le remdesivir, antiviral de Gilead approuvé par la FDA américaine et qui devrait recevoir l'autorisation de l'Agence européenne des médicaments, alors que les études montrent une efficacité au mieux très limitée sur la durée d'hospitalisation des malades, mais nulle sur la mortalité ? Ou de l'association lopinavir-ritonavir, elle aussi inefficace selon l'essai britannique Recovery...

C'est une bonne question. Je ne peux pas répondre sur le remdesivir car je travaille actuellement sur ce dossier. Mais j'aurais tendance à être provocateur en disant que nous avons un médicament développé contre Ebola qui s'est retrouvé dans Discovery, car il y a un spécialiste d'Ebola dans le comité directeur de cet essai, tout comme antiviral contre le VIH tel que le lopinavir car il y avait là aussi un spécialiste de cette maladie... Le Covid-19 est une infection émergente. Vous rendez-vous compte ? Certains ont voulu faire de la science avec des malades qui n'étaient même pas encore arrivés, au lieu de se demander comment faire pour éviter que ces personnes ne se contaminent !

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A la commission d'enquête, Didier Raoult a sous-entendu que si un scientifique était contre l'hydroxychloroquine, c'est qu'il avait des liens d'intérêts avec Gilead...

Malheureusement, cela ne fonctionne pas pour moi. Je n'ai pas de liens d'intérêts avec Gilead. J'estime être un médecin avant d'être un chercheur et un scientifique. Je pense que la médecine est un art qui se sert de la science. Mais ce n'est pas une science, et certainement pas une science exacte. En revanche, la science est utile à la médecine. Quand vous avez affaire à un malade, vous avez envie de le soigner dans l'état actuel de cet art. Quand les premiers patients sont arrivés chez nous, on avait un bruit de fond sur l'hydroxychloroquine. J'ai même demandé à Raoult de m'envoyer son protocole. Nous avons ainsi placé des malades sous hydroxychloroquine seule. Mais on s'est rendu compte que cela ne fonctionnait pas. Il y a une grande étude de l'AP-HP en preprint [avant relecture par les pairs, NDLR], qui regroupe près d'un millier de malades et qui montre l'inefficacité de l'hydroxychloroquine. Raoult a communiqué sur cette étude en lui faisant dire exactement le contraire. Evidemment, n'importe qui entend ça le croit. Or je suis le co-auteur de cette étude. Je suis même retourné la consulter, alors que j'y ai participé, pour voir si c'est lui ou moi qui hallucinait ! En fait, il a simplement pris un résultat intermédiaire, sans tenir compte de toutes les analyses statistiques derrière. Ce garçon est extraordinaire.

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Mais en tout cas, cette étude rappelle que près d'un millier de malades ont été mis sous hydroxychloroquine à Paris. Ce qui veut dire que nous nous sommes comportés en médecins au moment où ces malades ont été hospitalisés. Le résultat est, bien sûr, moins fort qu'un essai randomisé. Mais il y a différentes étapes en sciences. Vous savez, la méningite tuberculeuse était une maladie dont la mortalité était à 100%. A la fin des années 1940, on a utilisé la streptomycine sans placebo, et une part conséquente des malades guérissaient. Il n'y avait pas besoin d'étude comparative randomisée pour prouver cela. Mais si une maladie n'est pas aussi mortelle, comment voulez-vous montrer l'efficacité d'un traitement ? Raoult a guéri des malades qui se guérissent seuls. Sur le porte-avions Charles-de-Gaulle, il n'y a pas eu de mort sur plus de 1 000 marins. Tout dépend de la population à laquelle vous vous adressez.

J'aurais adoré que l'hydroxychloroquine marche. Pour un tropicaliste comme moi, cela aurait été merveilleux.

Pourquoi n'avez-vous guère de conflits d'intérêts, alors que votre profession semble très concernée par ce problème ?

J'ai vu les liens de certains collègues avec les laboratoires, c'est assez incroyable. On en a tous, mais moi, j'ai dû déclarer moins de 10 000 euros sur dix ans. Vous allez trouver que je suis un vieux gauchiste à la con, mais je pense que l'argent corrompt les moeurs et les esprits. Mais il n'y a pas que l'argent des labos. Quel est le salaire mensuel de Mr Raoult ? Il faut vous y intéresser. Et j'ai, de toute façon, occupé des fonctions qui ont fait que je ne pouvais pas me le permettre. J'ai été rédacteur en chef d'un journal américain. C'était marqué dans mon contrat, et les Américains ne plaisantent pas avec ça.

Vous rejoignez jusqu'à un certain point les discours de Didier Raoult ou Christian Perronne...

Vous savez bien que les idées complotistes se glissent dans un discours qui ne l'est pas. C'est le cheval de Troie du complotisme. Le livre de Perronne est d'abord une revue de presse du Monde ou de Mediapart. Oui, il y a eu en France une pénurie de tests, une pénurie de masques, un exécutif qui n'a pas été réactif, des injonctions paradoxales... Tout cela est vrai. Mais c'est déjà sorti dans la presse. Et contrairement à ce qu'il affirme quand il explique que la France aurait le plus fort taux de mortalité au monde parce qu'elle n'a pas utilisé l'hydroxychloroquine, nous ne sommes pas dans la pire des situations. Je n'aimerais pas être en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis en ce moment. Je trouve quand même que les journalistes servent de caisse résonance aux idées complotistes. Parce que cela fait de l'audience et de l'audimat. Je le sais car j'ai été suffisamment sur les plateaux de télé pour l'entendre durant cette épidémie.

Raoult et Perronne affirment qu'il y a "consensus" en Chine autour de l'hydroxychloroquine...

C'est faux, et cela fait partie de leur mensonge. Deux études chinoises ont conclu à une efficacité de l'hydroxychloroquine. La première n'indiquait même pas le nombre de malades. C'est celle qui a permis à Raoult de clamer "la fin de partie". La seconde n'avait que quelques dizaines de malades d'un côté et de l'autre, ce qui ne montre rien. Une autre étude française, publiée par le British Medical Journal était, elle, négative. De toute façon, l'essai Recovery a été clair sur le sujet. Mais cela m'attriste énormément. J'aurais adoré que l'hydroxychloroquine marche. Pour un tropicaliste comme moi, avoir un dérivé d'un anti-paludisme qui ne coûte rien et qui soit efficace contre cette maladie, cela aurait été merveilleux. Hélas, cette épidémie aura aussi été celle de la médiocrité tous azimuts...

Pensez-vous avoir réussi à mettre un peu de rationalité à la télévision ?

Je ne crois pas. Ce serait m'attribuer beaucoup de mérite que je ne pense pas avoir. Mais j'aurais aimé.

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