Les vérités de Zoé Shepard

Désabusée. L'auteur d'"Absolument dé-bor-dée" a brisé l'omerta et continue de le payer cher.

Propos recueillis par

Temps de lecture : 5 min

Elle a recouvré l'usage de son patronyme et ne se cache plus pour dire ses vérités. Zoé Shepard, âgée de 33 ans, est redevenue Aurélie Boullet. En 2010, cette conseillère de la région Aquitaine écrit sous pseudonyme un pamphlet intitulé "Absolument dé-bor-dée ! Ou le paradoxe du fonctionnaire", sous-titré "Comment faire les 35 heures en...un mois !" Le livre est un énorme best-seller. Elle dessine un portrait au vitriol de la fonction publique territoriale : incompétence, arrêts de travail abusifs, réunions inutiles, népotisme généralisé... Dénoncée par un ex-camarade de promo, qui reconnaît son style, elle est exclue de la collectivité pour dix mois, dont six avec sursis. Elle avait demandé l'annulation de cette sanction, mais le tribunal administratif de Bordeaux a rejeté sa demande en janvier.

Le Point : Où en êtes-vous professionnellement ?

Zoé Shepard : Je travaille toujours au même endroit, mais je suis totalement placardisée. On m'interdit d'aller aux réunions, on me donne à rédiger des textes fleuves sur des sujets sans intérêt. Et on m'isole. On me menace régulièrement de me changer de bureau. Ce serait pourtant absurde que je me retrouve seule au milieu de gens qui travaillent sur tout autre chose... C'est dommage, car j'aime mon travail. Ma mère est professeure et j'ai choisi d'être fonctionnaire. Mais je suis loin d'être la seule. Il y a beaucoup de gens placardisés. Ceux qui osent pointer du doigt un budget pipeau dans une réunion importante, une subvention louche à une association... C'est un gaspillage d'énergie phénoménal. Au début, tout le monde dit : "C'est cool, tu n'as rien à faire." Mais au bout de cinq jours vous devenez fou !

Mais vous n'êtes pas syndiquée ?

Si, je me suis syndiquée à la CGT il y a quelques années, avant même la sortie de mon livre. Mais il faut comprendre que les syndicats défendent en priorité les fonctionnaires de catégories B et C. Moi, je suis catégorie A, on est moins nombreux à être syndiqués. J'exagère un peu, mais il faudrait vraiment que je me fasse poignarder dans le hall pour qu'on se mobilise pour moi ! La meilleure solution, la plus rapide et la plus efficace, c'est encore d'aller voir le médecin du travail. On peut discuter avec lui, il monte un dossier.

Avez-vous songé à quitter le conseil régional d'Aquitaine ?

J'ai rencontré des élus qui m'ont dit : "Votre livre est formidable, mais si je vous embauche je me tire une balle dans le pied. Ça ne passera jamais avec mon administration locale..." Malgré tout, j'ai un peu libéré la parole. Des fonctionnaires viennent me voir, ceux qui en ont marre de voir tout cet argent gaspillé, tous ces dysfonctionnements. Il faut dire qu'il y a tellement de situations ubuesques !

Comme quoi, par exemple ?

Dans le dernier rapport de la Cour des comptes, il y a un bon exemple du comportement irrationnel des élus. Le département de l'Essonne est épinglé, notamment sa gestion du traitement des eaux usées. En fait, Manuel Valls, ancien maire d'Evry, et Serge Dassault, ancien maire de Corbeil, deux municipalités voisines, n'ont jamais réussi à s'entendre. Résultat : il y a deux stations d'épuration contiguës, ce qui coûte très cher et n'a aucun sens. Les élus ne pensent qu'à leur carrière. L'intérêt général, c'est loin d'eux. Je me souviens d'un élu qui s'exclamait en montrant une réalisation municipale : "C'est ma pyramide du Louvre à moi !" C'est une catastrophe, ils se prennent tous pour François Mitterrand... Mais on ne leur demande pas de marquer l'Histoire, juste de s'occuper de leurs administrés.

Dans les collectivités territoriales, on fait plus de la politique qu'autre chose ?

Les élus n'embauchent pas des personnes compétentes pour rendre un service à un usager. Ils recrutent des encartés de leur propre parti. Bon, ils n'ont pas le droit de les embaucher sous le statut de fonctionnaire. Evidemment, il faut passer des concours pour ça... Alors, ils deviennent contractuels, ce qui d'ailleurs coûte plus cher. En général, le type n'a pas la compétence, il fait le beau devant l'élu et décourage ceux qui sont en dessous de lui.

Fonctionnaire, ça peut encore faire rêver ?

Il y a encore dix ans, on pouvait choisir le service public par goût. C'est mon cas. Aujourd'hui, c'est la sécurité de l'emploi qui attire les jeunes vers la fonction publique. Il faudrait introduire plus de mobilité dans la fonction publique. Au conseil régional, l'usager est assez loin de nous. Dans les départements, c'est déjà plus concret, on voit les bénéficiaires du RSA, par exemple. Et puis, à la mairie, on est vraiment confronté au quotidien des gens. C'est la maman qui veut à tout prix une place en crèche, la mamie qui vient hurler car il y a un pigeon crevé dans sa rue qu'on n'enlève pas... C'est du concret.

Est-ce que la rémunération des fonctionnaires au mérite pourrait être une bonne idée ?

Non, surtout pas ! Ce serait une catastrophe, car ce serait uniquement à la tête du client. Ce serait uniquement les amis de l'élu qui seraient augmentés. Il faut éviter cela à tout prix.

Le gouvernement a commencé un cycle d'évaluation des politiques publiques. Cela peut-il aider à réformer la fonction publique ?

Je n'y crois pas trop. Comment ça marche, en fait ? Quand les résultats de ces évaluations ne correspondent pas aux attentes de celui qui les a commandées, on les enterre. On n'en parle plus. En plus, dans les collectivités territoriales, l'évaluation se fait sous les ordres du directeur général des services, qui est le premier fonctionnaire de la collectivité. Alors, il faudrait être fou pour faire la moindre critique.

Y a-t-il une pression dans les collectivités territoriales pour dépenser moins ?

Pas du tout. Ah si, il y a quelques mois, un élu a dit : il faut dépenser moins en repas à midi, allez à la cantine ! Au bout de trois mois, ils retournaient tous au restaurant sur frais de mission... Et puis, si on se rend compte que le budget primitif est trop faible, qu'à cela ne tienne, on vote un budget supplémentaire quelques mois plus tard. Non, les collectivités ne se serrent pas la ceinture. Quand on voit tous les élus se balader aux quatre coins de la planète... Les compétences entre collectivités sont mal définies, elles font toutes la même chose. Les économies d'échelle ? Ils ne comprennent même pas ce que ça veut dire. Ils veulent tous leur propre service culturel, leur service de coopération internationale, etc. Quand l'Etat coupera le robinet des dotations, les mentalités seront bien obligées de changer. Mais, politiquement, c'est très, très compliqué.

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