Des doutes aux appels à la violence, la radicalisation d’Astrid Stuckelberger

Depuis que je me suis penchée sur ses propos et sur son parcours, à l’automne 2020, Astrid Stuckelberger s’invite régulièrement dans mon quotidien. Pas elle directement, mais de nombreuses personnes me signalent régulièrement ses interventions publiques. Les derniers épisodes m’ont poussée à reprendre le dossier.

Astrid Stuckelberger, lors d'une prise de position sur la chaîne YouTube des Amis de la constitution, en avril 2021. | Capture d'écran
Astrid Stuckelberger, lors d'une prise de position sur la chaîne YouTube des Amis de la constitution, en avril 2021. | Capture d'écran

C’était un samedi, le 4 septembre. Mon téléphone portable vibre, une fois, deux fois, trois… Les notifications s’enchaînent jusqu’à atteindre plusieurs dizaines. Je comprends que je vais devoir travailler. En ouvrant mon portable, je tombe sur un extrait vidéo d’une conférence à laquelle Astrid Stuckelberger a pris part. Une émission spéciale «Education/Santé» en lien avec le Covid. L’extrait vidéo a été posté sur Twitter, et a été repartagé près de 750 fois (au moment d’écrire ces lignes) depuis sa mise en ligne.

Je n’avais pas envie de voir ni d’écouter les propos de la diplômée de l’Université de Genève. Je connais ses théories ainsi que sa réalité alternative. Je l’avais assez suivie à l’automne 2020 afin de vérifier ses affirmations sur la pandémie, tout comme son parcours professionnel, pour me permettre de zapper ce nouvel épisode. Je l’avais aussi revue ce printemps lors d’une conférence de presse organisée dans le cadre de la campagne pour la votation sur la loi Covid. Nous nous étions saluées, poliment, sans échanger.

Mais j’ai fini par le visionner cet extrait… Et une nouvelle enquête a commencé: comment une femme qui rappelle systématiquement son parcours scientifique pour légitimer ses propos et qui a travaillé sur des sujets éthiques peut-elle vouloir clouer au pilori des professionnels de la santé et des écoles? Je l’ai connue sceptique, questionnant les tests PCR, je la retrouve appelant à la violence. Pour comprendre ses paroles, l’extrait ne suffit pas. J’ai alors visionné l’ensemble de l’intervention, disponible sur Twitch.tv.

A 00:45:28, Astrid Stuckelberger déclare: «Un truc que j’aimerais dire, vraiment. J’y pense de plus en plus, et je le sens: ceux qui pensaient être à l’abri du rouleau compresseur, les dirigeants, les chefs des médecins cantonaux, qui ramassaient les billets et tout ça… On va les écraser aussi.

(...)

Ils ont rien compris. Ils ne savent même pas qui les dirige. C’est quand même un comble.

Nous, on a un ministre de la santé. Des médecins sont allés le voir et lui ont demandé “pourquoi vous faites ça? Ce n’est pas possible.” Il a dit “je ne peux pas faire autrement, j’obéis aux ordres.” Un médecin est remonté jusqu’à SwissMedic pour voir qui donnait les ordres. Et, toujours, on ne sait pas, on ne sait pas… Il faut quand même bien réfléchir que ce qui se passe c’est aussi contre leur poire, et leurs enfants aussi sont à risque.

(...)

A partir de 00:49:21:

Je veux dire encore un truc.

Il y a eu des idées de quels supplices on va faire aux personnes qui vont vacciner et qu’on va accuser dans le futur. (...) C’est trop facile la guillotine. Mais il y avait un supplice où, tu sais, où on met quelqu’un au milieu du village et il a un bois comme ça et il a les mains dedans et il ne peut pas bouger. Et tu mets au milieu de la place du village les directeurs d’hôpitaux, les directeurs d’école. Juste qu’ils s’imaginent… Ils vont rester là tout le temps, et leur prison, c’est la place publique. C’est la honte. Que les enfants voient. Que l’histoire reste. On fera du tourisme pour voir les gens … (Rires)

Proche de la mouvance QAnon

Après sa proposition d’entrave et de mise au pilori, elle enchaîne sur les plans machiavéliques de l’OMS. Ces propos sont tenus publiquement et sont prononcés en préambule à une «conférence». A ses côtés, on découvre trois hommes (Mike Votre Voix, un des proches de la chaîne AgoraTV, convaincu que Black Lives matter est un complot démocrate et que nous avons déjà croisé au côté de Chloé Frammery, Antoine et Christophe Charret) coutumiers des propos chocs sur le Covid.

Capture d'écran de la vidéo ayant réuni Astrid Stuckelberger, Antoine, Mike Votre Voix et Christophe Charret

Astrid Stuckelberger n’est plus simplement entourée de «Querdenker», comme disent les Allemands («ceux qui pensent différemment»), lors des manifestations suisses où elle parle des vaccins, de la «plandémie» et du passe «nazitaire». Elle s’affiche avec un partisan notoire du mouvement QAnon: Antoine est en fait Antoine Cuttitta, décrit ainsi par L’Observatoire du conspirationnisme: «L’Alliance Humaine 2020 est un site web (ah2020.org) et une chaîne YouTube complotistes créés en avril 2020 par Antoine «Q» Cuttitta, un vidéaste promoteur des théories du complot liées notamment à QAnon L’homme est souvent épinglé pour ses vidéos et propos haineux et s’est fait tatouer la devise QAnon sur son avant bras (à découvrir à la fin de cette vidéo). WWG1WGA signifie «Where we go 1 we go all».

Capture d'écran d'Antoine Cuttitta et son tatouage reproduisant la devise de QAnon.

La radicalisation d’Astrid Stuckelberger s’affiche donc publiquement. Sa dérive interpelle et fait peur. De nombreux médecins, pharmaciens, infirmières, professionnels de la santé et spécialistes de l’éthique médicale s’inquiètent. La twittosphère s’emballe, et l’Université de Genève finit par réagir le 6 septembre: «Astrid Stuckelberger n’enseigne plus à l’UNIGE en formation prégraduée depuis la rentrée académique 2017 et n’a donné que quelques heures de cours en 2019/2020 en formation continue.»

Elle n’est pas médecin

Les esprits s’échauffent, mais peu ont envie de s’exprimer. Les nombreux responsables d’institutions médicales et spécialistes du droit pénal contactés esquivent. L’un d’eux avoue tout de même sous couvert d’anonymat: «Là, c’est quasiment de l’appel au meurtre, avec une audience de gens qui sont susceptibles de passer à l’acte. Je ne veux pas m’exprimer, je ne veux pas me frotter à ce genre de gens. Je suis un peu trouillard pour ça.»

Le problème? Astrid Stuckelberger n’est pas médecin et la communauté médicale ne peut pas la sanctionner, comme le résume très bien l’Office du médecin cantonal du canton de Vaud: «Mme Stuckelberger, bien que docteur, n’est pas médecin et n’exerce donc pas dans le canton de Vaud. Il n’appartient pas au médecin cantonal de commenter chaque prise de position de citoyens sur les réseaux sociaux. L’Office du médecin cantonal (OMC) a la prérogative de mettre en cause une autorisation de pratiquer.»

A Genève, canton de domicile d’Astrid Stuckelberger, le ton est plus ferme de la part du directeur général de la santé, Adrien Bron: «Nous condamnons fermement ce genre de propos, comme toutes menaces ou insultes. Les directeurs d’hôpitaux, comme toutes les personnes en charge des actions de lutte contre la pandémie, sont très préoccupés par cet état d’esprit délétère entretenu par une petite minorité à laquelle les réseaux sociaux donnent une plateforme disproportionnée par rapport à la représentativité de ces personnes. Nous nous réservons la possibilité dans chaque cas de ce type d’examiner si une qualification pénale peut entraîner une plainte. Ce n’est pas le cas dans cette occurrence.» Mais la «chose» a été signalée à la police.

Peur de prendre des coups

Dans les hôpitaux, les propos effraient, mais on préfère garder ses distances. A l’image du CHUV à Lausanne: «Compte tenu des propos généralistes tenus par cette personne qui attaque “les directeurs d’hôpitaux” et pas le CHUV en particulier, le CHUV ne souhaite pas se positionner». La peur de prendre des coups, même si c’est virtuellement sur les réseaux sociaux, retient. A Genève, Bertrand Levrat, directeur général des HUG, réagit: «Il est inacceptable que des scientifiques et collaborateurs des HUG soient publiquement et régulièrement insultés et menacés, parfois jusqu’à la mort. Les collaborateurs et collaboratrices des HUG font un travail remarquable pour soigner des patient·es avec tous les moyens nécessaires et scientifiquement validés à leur disposition. Ils/elles continueront à le faire, car c’est leur mission de service public. Dans tout débat, il est possible et souhaitable d’avoir des avis différents. En revanche, il est important que chacun se respecte dans le dialogue et dans les propos et que l’on fasse attention à ne pas diffuser des fausses informations ou des rumeurs.»

Astrid Stuckelberger n’étant pas soumises aux règles des autorités sanitaires, c’est le droit commun qui s’applique dans son cas. Une dénonciation pénale est envisageable, bien que peu probable. Pour certains spécialistes du droit pénal, les propos tenus «sont proches» d’enfreindre l’article 259 al. 1 ou 2 du code pénal:

Al. 1 Celui qui aura provoqué publiquement à un crime sera puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécu­niaire.

Al. 2 Celui qui aura provoqué publiquement à un délit impliquant la vio­lence contre autrui ou contre des biens, sera puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire.

«Infractions rarement appliquées», selon un professeur de droit pénal désirant rester anonyme. Et une plainte pénale participerait certainement à sa victimisation. Mais l’impunité dont elle jouit grâce au laisser-faire généralisé augmente sa «puissance de feu absolument démoniaque», note un médecin scandalisé.

Alors quoi? Astrid Stuckelberger peut lancer de telles menaces depuis ce qui semble être son domicile genevois, et on contemple le spectacle sans réagir?

Menaces inacceptables

Après plusieurs échanges, Claude-François Robert, médecin cantonal neuchâtelois, a accepté l’exercice difficile de l’analyse. On y apprend au passage qu’il a côtoyé Astrid Stuckelberger:

«Je constate que Mme Stuckelberger a un CV très riche. Il y est mentionné un MAS en mental health diagnosis et un Certificate of International Human Rights. Elle arbore des titres d’une faculté de médecine et a enseigné à l’Institut de médecine sociale et préventive (Pr Rougemont) qui est devenu l’Institut de santé globale (Pr Flahault). Elle a donc côtoyé des enseignants et étudiants très sensibles (j’en fus) au droit humanitaire, plus clairement [au fait] que le *respect des droits de l’homme constitue un déterminant de la santé*. Cette réflexion a été portée dès les années 1990 par le Pr Harding en médecine légale, le Pr Chastonay et bien d’autres. Elle a donc “baigné” dans ce tissu qui est en phase avec la Genève internationale et le CICR.

En résumé, Mme Stuckelberger, dans une vidéo, envisage au lieu de la guillotine d’infliger des supplices aux vaccinateurs, de mettre au pilori les directeurs d’hôpitaux et d’école et finalement “pour les neutraliser” d’interner en psychiatrie (contre leur volonté) les acteurs de la santé, de les assommer de médicaments (contre leur volonté) et de les exposer à la vindicte populaire “comme dans un zoo” en y amenant même des enfants pour qu’ils en prennent de la graine. La justification est que ces personnes seraient folles puisqu’elles n’adhèrent pas à sa vision du monde et des trois autres participants à cette “émission”.

Il est surprenant qu’une personne avec ce haut niveau de qualifications tienne publiquement de tels propos. Sa position m’interroge en termes de:

  1. Violation de l’art 7 de la Constitution qui indique que la dignité doit être respectée et protégée.

  2. Des menaces à l’encontre d’agents de l’Etat (professionnels de la santé, directeurs d’écoles ou d’hôpitaux) qui exercent leurs responsabilités dans la légalité prévue par la loi sur les épidémies et avec la proportionnalité requise par l’article 36 de la Constitution.

  3. Utilisation de psychiatrie à des fins répressives.

Les menaces contre des soignants impliqués dans la vaccination sont inacceptables. Elles existent néanmoins dans certains pays. Des groupes d’obédience islamistes ont menacé et tué des équipes mobiles de vaccination (polio), par exemple au Pakistan. Des attaques de ce type conduites par des talibans ont menacé le succès du programme d’éradication de la poliomyélite en Afghanistan.

Le carcan qui avait remplacé le pilori fut supprimé en France en 1848. Il s’agit d’une contrainte et d’une humiliation contraire à la dignité humaine.

En tant que président d’une commission de contrôle psychiatrique et en charge de veiller au respect du droit des patients, je suis choqué d’entendre ce qu’elle élabore sur l’idée de psychiatriser des personnes sans leur consentement. J’ai étudié la psychiatrie soviétique. Le code pénal soviétique prévoyait que les dissidents pourraient être internés avec un diagnostic de schizophrénie larvée, puisqu’elles ne percevaient pas le bonheur de la société soviétique jusqu’à le contester (Vladimir Boukovski, Joseph Brodsky, Natalia Gorbanevskaïa en sont des victimes bien connues).

L’administration de traitements forcés est une violation du droit des patients. Il est bon de rappeler que l’administration de traitement est décrite dans l’article 1 du Code de Nuremberg (Le consentement volontaire du sujet humain est absolument essentiel), issu des procès de la ville du même nom à l’encontre de médecins nazis qui procédaient à des “expériences” sur des internés. Pour mémoire, les milieux complotistes ne cessent de menacer les acteurs de la santé publique en charge de la lutte contre le Covid d’un procès de Nuremberg 2.0. Ils devraient donc connaître la portée de ces articles qui ont fondé le droit des patients.

Je souhaiterais que Mme Stuckelberger puisse confirmer ses propos et expliquer comment, vu sa formation, son expérience universitaire, elle les justifie.»

La principale intéressée, elle, demeure sourde à nos questions sur le sujet. Je l’ai contactée, je l’ai relancée, j’ai insisté. Rien, pas même un accusé de réception.