Même en tongs, Teiki Ah-scha chemine d’un pas précis et déterminé entre les trous béants qui nous entourent. Il m’a demandé de marcher exactement dans ses pas, c’est pourquoi je me concentre sur ses pieds et oublie tout le reste – la chaleur, le soleil brûlant et les trous en question, omniprésents dans ce paysage rocheux. Certains d’entre eux font plusieurs mètres de diamètre et plus de 30 mètres de profondeur. À certains endroits, l’espace entre deux d’entre eux n’est pas plus large que mon pied. On dirait que la roche a été ravagée par une poinçonneuse géante.

Teiki Ah-scha, qui a 31 ans, des cheveux noirs brillants et un sourire calme, ne semble pas transpirer – contrairement à moi, qui sue à grosses gouttes. Il se retourne régulièrement pour vérifier que tout va bien. Alors que je cherche à retrouver l’équilibre en tendant le bras vers un des arbres qui a réussi à pousser là, un pandanus, il m’arrête. “Attention aux plantes, m’avertit-il. On ne sait jamais.” Il veut dire par là qu’elles pourraient se décrocher et ne pas retenir ma chute.

Teiki vit à Makatea, dans l’archipel polynésien des Tuamotu. L’île fait sept kilomètres dans sa plus grande largeur et elle est quatre fois moins grande que Paris. Entre 1906 et 1966, un tiers de cet atoll corallien surélevé a été éviscéré par l’exploitation du phosphate. Vue du ciel, Makatea révèle sa forme de haricot et une cicatrice sur son côté nord-est, qui correspond à la zone d’extraction. De ces 900 hectares de terres défigurées, 11 millions de tonnes de sable riche en phosphate ont été sorties, à la main, de cylindres naturels en calcaire. Quand la mine a fermé, aucun projet de réhabilitation n’a pris le relais, c’est pourquoi ces cylindres vidés sont restés là.

L’île compte plus d’un million de trous.

Guérir, oui, mais comment ?

Je passe deux semaines sur Makatea avec le photographe Eric Guth [l’auteur des clichés qui accompagnent cet article] afin de découvrir le passé remarquable de cette île au moment où l’avenir de ses quelque 80 habitants est incertain. Le gouvernement de Polynésie française doit examiner une nouvelle concession minière sur trente ans, à l’étude depuis 2010, qui a pour but d’épuiser le gisement. Selon le maire de l’atoll, ce projet permettrait de “finir ce qu’on a commencé” en 1906, de donner des perspectives économiques puis de réhabiliter les sols. Les détracteurs du projet avancent qu’il rouvrirait des plaies anciennes, au sens propre comme au figuré. “L’île a suffisamment donné”, affirme Sylvanna Nordman, présidente de Fatu Fenua no Makatea, une association de propriétaires terriens et de leurs alliés qui s’oppose à la reprise de l’exploitation minière.

Sylvanna Nordman ne mobilise pas de termes comme “modèle économique” et “emplois à temps plein” : elle parle d’acceptation et de guérison – des concepts qui trouvent un écho bien au-delà de cette île minuscule. Makatea est abîmée, mais c’est chez eux. Quel que soit leur camp, les habitants veulent prendre soin de leur atoll – mais comment ?

Comme un gâteau sur l’océan

Eric Guth et moi suivons Teiki pour aller observer la zone d’extraction. Les insulaires comme lui sont habitués à ce relief. Ceux qui sont assez jeunes et sportifs pour traverser le périmètre sont parfois appelés “les enfants des trous”, et malgré les risques les accidents graves sont rares. De mon côté, je ne tiens pas plus de vingt minutes. À mesure que les passages rétrécissent et que les trous grandissent, ma panique s’intensifie. Si je tombe, je risque de mourir. Les deux hommes continuent, et je trouve un petit coin d’ombre sous un pandanus pour les attendre. Ma jambe gauche pendouille dans l’un des trous, dont je ne vois pas le fond même en me penchant.

Quatre-vingts kilomètres séparent Makatea de l’île la plus proche dans les Tuamotu, l’atoll de Rangiroa. Il n’y a pas d’aéroport et on ne peut y accéder qu’en cargo (qui vient une fois par mois de Tahiti) ou en hors-bord, ici appelé poti marara. J’en ai affrété un pour faire les quatre heures de trajet depuis Rangiroa.

Il y a deux millions d’années, Makatea ressemblait beaucoup à toutes ses voisines des Tuamotu : un anneau de coraux avec en son centre un magnifique lagon turquoise. Puis, à 245 kilomètres au sud-ouest, Tahiti et Moorea sont apparues. Sous le poids de ces nouvelles îles volcaniques, le fond marin s’est affaissé, entraînant plus au nord un renflement qui a surélevé Makatea hors de l’eau. Depuis deux millions d’années, parallèlement à cette élévation, l’érosion a peu à peu grignoté le littoral, formant ainsi une bande quasi ininterrompue de falaises sédimentaires qui font 40 à 75 mètres de haut. En approchant par la mer, Makatea semble trôner sur l’océan comme un gâteau : son sommet est assez plat (quoique perforé de nombreux trous) et ses côtes sont verticales et blanches.

Une route unique

À notre arrivée, quelques jours avant de rencontrer Teiki, nous passons en bateau devant le socle en béton de la grue qui chargeait autrefois le phosphate sur des cargos. Notre point d’amarre est à Temao, le seul port de Makatea. Julien Mai, le maire, est venu nous accueillir – en short et torse nu, avec des lunettes de soleil à effet miroir et une canne. Il nous emmène jusqu’à son pick-up et nous voilà partis sur l’unique route, construite à l’époque de l’extraction minière.

L’histoire de Makatea compte de nombreuses strates, que je découvre l’une après l’autre. De Temao, sur la côte ouest, nous partons vers l’est et nous arrivons sur le plateau après avoir gravi une pente abrupte. Nous longeons une zone où les arbres côtoient les vestiges industriels : les grandes machines rouillées d’un ancien atelier de réparation sont posées là comme des sculptures dans un jardin. Peu après, nous arrivons à la cité ouvrière abandonnée, qui fourmillait de monde dans les années 1960 quand l’île comptait 3 000 habitants. Aujourd’hui, des plantes grimpantes envahissent les murs de l’ancienne boucherie, à l’intérieur comme à l’extérieur. Nous trouvons aussi la laverie, les restes d’un four à pain et la balustrade en métal d’un petit bistrot.

Un peu plus loin, toujours en voiture, nous observons que les ruines de l’ancienne ville se fondent dans la nouvelle [le village de Moumu], où la major