Hans et Maria Müller et Peter Rusch et l’Agriculture Biologique

Hans et Maria Müller, et Hans Peter Rusch : l’agriculture organo-biologique

Les grandes lignes de la vie du couple Müller

Maria Bigler et Hans Christian Müller sont nés en Suisse, respectivement en 1894 et 1891. Ils grandissent chacun sur des fermes de l’Emmental, une région proche de Bern. Ils se marient en 1914.
Maria Müller a suivi une scolarité dans une école d’horticulture et de gestion de la maison. Après avoir donné naissance à un fils, elle effectue une étude intensive de la littérature existante sur les sujets des régimes alimentaires, de la santé et de l’agriculture. À partir de 1933, elle commence à enseigner cette connaissance dans la petite école ménagère du Möschberg. À partir des années 1940, recherchant la littérature disponible sur l’agriculture organique, et la lisant la nuit, elle en discute le contenu avec son mari. Elle essaye de mettre en pratique la connaissance acquise sur son propre jardin et sur celui du Möschberg. Juste avant sa mort en 1969, est éditée sa publication Instructions pratiques pour l’horticulture organique, un travail couronnant une vie consacrée à la connaissance et à l’expérimentation dans les domaines de la santé et de l’agriculture biologique.
Hans Müller étudie à Hofwil, près de Berne, pour devenir instituteur. Après avoir enseigné pendant trois ans, il commence à étudier la biologie, jusqu’à obtenir, en 1921, un doctorat en botanique, à l’Université de Bern. Mais c’est l’agriculture qui va demeurer au cœur de sa vie. Fils d’agriculteur, Müller a une expérience directe des difficultés des paysans depuis la Révolution industrielle, d’autant plus qu’il est influencé par l’exemple charitable de sa mère, laquelle a eu sept enfants naturels et a élevé, en plus, quatorze orphelins.

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Fig. n° 04 – Hans et Maria Müller (1891-1988 et 1894-1969) [67].

C’est ainsi que le projet qui va orienter toute la vie d’Hans Müller, en collaboration avec son épouse, consiste à se battre, par presque tous les moyens [68], pour maintenir les petits paysans, particulièrement en cherchant à leur assurer l’indépendance économique. Il cherche à limiter les intrants industriels dans les fermes, à développer la qualité [69], ainsi que quelques cultures commerciales rémunératrices [70], afin les paysans n’aient pas à aller travailler loin de chez eux, tout comme il travaille à la maîtrise de la mise sur le marché des denrées agricoles par les producteurs eux-mêmes. Après la seconde guerre mondiale, l’agriculture biologique, sous le nom d’agriculture « organo-biologique », entre, assez logiquement, dans sa démarche. Critiqué pour son style « autoritaire », il garde une influence décisive sur le développement de l’agriculture biologique suisse, jusqu’à la création de l’IRAB [71], en 1972, à laquelle il ne participa pas. Hans Müller est décédé en 1988.

Maria et Hans Müller, un combat pour les libertés paysannes

Hans Müller se soucie d’abord de l’agriculture comme du groupe social des paysans, avant d’intégrer, plus tard, dans sa démarche, l’agriculture biologique. Ses références à l’humain, au christianisme, à la patrie, à la liberté, indiquent que son projet est culturel, voire philosophique, avant d’être technique. Sa démarche personnelle passe tout d’abord par l’action sociale et politique. Engagé et élu au sein d’un parti politique, il mène aussi, à partir de 1926, des activités d’éducation populaire, au sein de groupes de paysans et paysannes qu’il contribue à créer et à motiver. Pendant les années où il est instituteur, il s’occupe également de transformation de pommes en jus sans alcool, en réaction aux tendances alcooliques de son père. Il s’engage, en 1923, dans un mouvement contre l’alcoolisme paysan, nommé « Verein abstinenter Schweizerbauern » [72]. Mais il est également, très tôt, engagé dans la politique « institutionnelle ». En 1918, issu d’une scission au sein du parti libéral Suisse, le « Bauern Gewehrbe und Burger partei » est créé. Le « parti artisan-paysan-bourgeois (ou citoyen) » est une sorte de parti populaire, selon Werner Scheidegger. Hans Müller en est membre dès le début. […] Ce parti a eu, certaines années, la majorité absolue dans le canton de Bern » [73]. En 1927, surtout préoccupé par les questions culturelles, il devient directeur de formation dans son parti politique [74]. Il est élu au Conseil fédéral suisse en 1928, en tant que représentant de son parti. Pour développer son activité culturelle, il lance la construction de la maison du Möschberg en 1932, ainsi que ses journaux, Le Jeune Paysan Suisse, en 1935, et Kultur und Politik (Culture et politique), un peu plus tard. Au Möschberg, avec Maria Müller, il y a une grande activité de cours, portant surtout sur des questions culturelles : famille, culture, religion, politique [75].
A cette époque là, la crise de 1929 révèle les contradictions du mouvement de la société sous l’emprise d’une organisation industrielle [76]. Müller propose des solutions originales, comme le développement d’une agriculture de qualité. Il est en opposition avec la ligne officielle de son parti, qui propose une politique monétaire. Dans son opposition, il rejoint celle des socialistes. En 1935, son parti ne supporte plus d’avoir l’opposition de Müller en son cœur : il est évincé. Une petite minorité, de 10 à 20 % des adhérents, forme les « Jungbauern », et le suit jusqu’en 1946, date à laquelle il quitte ses fonctions de député au Conseil Fédéral. Durant quelques années de la décennie 1930, selon Peter Moser, lui et le mouvement Jung Bauern collaborent avec des syndicats ouvriers socialistes. Mais également, d’après Werner Scheidegger, ils collaborent aussi directement avec les socialistes et d’autres petits groupes.
A partir de 1936, la crise économique a changé de figure, elle est allée en se terminant. Le parti socialiste commence à modifier ses rapports avec les Jungbauern. Les socialistes « avaient compris que les Jungbauern ne représentait pas la majorité » [77]. Le parti socialiste dit à Müller que « paysans » et « socialistes » n’allaient pas ensemble. Lui maintient que « si », en arguant qu’ouvriers et paysans étaient des producteurs manuels… Cela ne suffira pas : « en 1938-1939, les socialistes changent de tactique et font alliance avec les bourgeois » [78]. Avec la baisse d’acuité de la crise économique et l’imminence de la guerre, les priorités changent et les questions agricoles et paysannes passent au second plan. S’ouvre alors pour le mouvement politiquede Müller une période dramatique qui lui sera fatale.
Lorsque les socialistes arrêtent leur collaboration avec le parti de Müller et font alliance avec les bourgeois, le « mouvement Jung Bauern se trouve alors complètement isolé, il se tourne vers la droite, et même vers les nazis. Müller aussi a sympathisé avec les nazis, pendant deux ou trois ans, entre 1937-1938 et 1938-1939. Après 1943, le mouvement Jung Bauern est complètement discrédité ». Après la guerre, il périclite. Pour l’historien Peter Moser, c’est la cause de l’abandon de la politique par Müller [79].
En 1946, Müller réagit et fonde la coopérative de producteurs de Galmiz [80]. Quelques années plus tard, avec Hans Peter Rusch, il lance son mouvement dans l’agriculture biologique. Hans Müller a continué à travailler pour la coopérative de Galmiz et à donner des cours à des agriculteurs jusqu’à sa mort. Avant de présenter H.-P. Rusch, les grandes lignes de ses recherches biologiques, et sa collaboration avec Müller, découvrons un aspect par rapport auquel cette collaboration va permettre au mouvement organo-biologique de se distancier, l’influence de l’agriculture bio-dynamique.

Le rôle de la biodynamie dans le développement de l’agriculture organo-biologique de Müller

C’est surtout après la 2e guerre mondiale que se présente en Suisse un intérêt renforcé, et une nouvelle impulsion, pour l’agriculture biologique. Des horticulteurs fondent, en 1947, l’association Suisse pour l’Agriculture Biologique, à laquelle se rallient de petits jardiniers amateurs. A cette période, les Jung Bauern, ayant créé, en 1946, la coopérative de construction et recyclage [81]« Heimat » (Patrie), à Galmiz, commencent à se rapprocher plus fortement de l’Agriculture Biologique. Lors de la fondation de l’AVG, l’agriculture biologique était un sujet à peine abordé ; au travers de la coopérative, on veut surtout aboutir à des débouchés commerciaux nouveaux et sûrs. Cependant, des représentants isolés, comme le vice-président Gottfried Etter, s’intéressent déjà, depuis quelques temps, à cette méthode, et mettent en place des préparations de type biodynamique, comme la Valériane et l’Achillée, pour améliorer la fermentation dans les tas de compost. Les 19 et 20 juillet 1947, des membres du mouvement des Jeunes Paysans font un compte-rendu, au Möschberg, de leurs observations et expériences avec l’Agriculture Biologique. Selon Peter Moser, on peut supposer qu’au milieu des années 1940, au sein du mouvement des jeunes agriculteurs Jung Bauern, d’autres paysans se sont préoccupés de l’agriculture biologique.

Maria Müller-Bigler, l’épouse d’Hans Müller, horticultrice expérimentée, qui exerce depuis 1932 en tant que gérante de l’école hôtelière de Möschberg, joue un rôle important pour le développement et la recherche des méthodes culturales, au sein du mouvement « Paysans de la Patrie » (autre appellation des Jung Bauern). Maria Müller avait d’ores et déjà pris connaissance de la littérature, (Howard, Steiner), et examine l’idée d’une « communauté de vie biologique » ; elle se laisse inspirer, pour son jardinage au Möschberg, de l’expérience des méthodes bio-dynamiques. Ensemble, avec le pasteur zürichois Edmund Ernst [82], ils font des méthodes de culture biologique un thème de débat pour la 2e moitié des années 40. Edmund Ernst, qui écrit pour le journal zürichois Ausgleich (La balance), vient d’un mouvement de travailleurs évangéliques, en contact avec les Jung Bauern, mouvement auquel il adhére durant la crise du début des années 1940. Il s’engage jusqu’à sa mort, au printemps 1953, pour la recherche et le développement de l’agriculture biologique.
Il est théoriquement possible d’utiliser les méthodes bio-dynamiques sans comprendre dans son intégralité l’idéologie de l’anthroposophie. Mais pour un perfectionnement sérieux, une acceptation fondamentale de cette idéologie est incontournable. Hans et Maria Müller, et la plupart des jeunes agriculteurs qui suivent Hans Müller, partagent un intérêt commun pour ces bases anthroposophiques, en raison de leur adhésion à la religion chrétienne protestante et des passerelles existant entre le culte réformé et la religiosité chrétienne-ésotérique fondée par Steiner [83]. Les relations et l’évolution des relations entre le mouvement Müller et l’agriculture anthroposophique sont donc hésitantes. Avec Edmund Ernst, le couple Müller cherchent des possibilités de perfectionner les méthodes culturales qui pourraient être pratiquées sans accessoires mystiques, dans une forme aisément réalisable par le paysan. Avec l’appellation agriculture « organo-biologique », ils se démarquent bientôt de l’orientation bio-dynamique [84].

Hans Peter Rusch : de la gynécologie à l’agriculture biologique

Hans Peter Rusch est né le 28 novembre 1906 à Goldap, en Prusse orientale (Allemagne). Il fait des études de médecine à l’Université de Giessen, qu’il termine en 1932. Docteur en médecine, il a alors pratiqué la gynécologie pendant treize ans au sein de l’hôpital universitaire. Alors qu’il vient d’être habilité à enseigner la gynécologie et l’obstétrique à l’université, la guerre éclate ; il s’engage volontairement dans l’armée [85]. Il sert, en tant que médecin militaire, en Sicile et en Crète. Il quitte l’armée en 1946. Il devient médecin dans une clinique spécialisée sur le traitement du cancer, à Lehrbach. Il entreprend également des recherches avec le docteur A. Becker, bactériologue. Il étudie la fonction des bactéries dans le but de développer de nouvelles médecines.

Fig. n° 05 – Hans Peter Rusch (1906-1977) [86].

A la même époque, il ouvre un cabinet de médecine à Frankfort (RFA). Ses recherches sur la dégénération de la flore bactérienne des muqueuses, induites de son expérience de gynécologue, vont le mener au problème de la qualité de l’alimentation, et par là, à l’agriculture biologique. Dès lors, et jusqu’à sa mort, suite à une conférence donnée en Suisse et à sa rencontre avec le patron des Jeunes Paysans, Rusch va travailler avec le mouvement Müller. Son statut et ses recherches de scientifiques, plus que sa théorie du cycle de la substance vivante et ses tests microbiologiques sur la fertilité des sols, constituent un appui certain pour la confiance en soi du mouvement organo-biologique et sa transition vers une agrobiologie plus en phase avec la culture occidentale contemporaine, préparant ainsi sa reconnaissance étatique. Ses travaux agrobiologiques sont rassemblés principalement dans l’ouvrage La fécondité du sol, Pour une conception biologique de l’agriculture, publié d’abord en Allemagne, en 1968. Hans Peter Rusch est décédé le 17 août 1977 dans le sud de la France [87].

La collaboration Rusch-Müller et les principes de l’agriculture organo-biologique.

Au cours de ses recherches médicales [88], Rusch en vient à attribuer la cause du dysfonctionnement des flores des muqueuses à l’utilisation croissante des antibiotiques et à la baisse de la qualité nutritive des aliments. A partir de là, il engage un travail sur la relation entre qualité nutritive et santé humaine. En 1950, il développe le concept du « cycle des bactéries », comme étant « un principe de vie » [89]. L’évolution de ce concept en fait « la loi du maintien des substances vivantes » [90]. En 1952, dans un article du Paysan suisse [91], Hans Peter Rusch prend position contre les engrais minéraux de synthèse. Dès lors, son nom circule dans le milieu de l’agriculture biologique suisse naissante. Hans Müller entre en contact avec lui cette même année, suite à une conférence que Rusch donne à Bern sur le thème de la formation de l’humus.
A partir de 1952, Hans Peter Rusch s’engage dans une coopération avec Hans Müller, lequel cherche des conseils à propos de questions relatives à l’agriculture biologique. Les deux hommes se mettent d’accord sur l’intérêt d’avoir un laboratoire d’étude microbiologique du sol. Hans Peter Rusch tente de mettre au point une méthode bactériologique d’étude du sol. Ces examens de laboratoire, appelé, couramment « Test Rusch », financés par la coopérative AVG Galmiz, ont pour objectif d’évaluer et de suivre la fertilité des sols des fermes. Avant d’aller plus loin sur cette question du « Test Rusch », notons les autres activités de Rusch pour les agriculteurs biologiques : il donne régulièrement des conférences à l’école du Möschberg, et participe aux visites et consultations des fermes biologiques qui sont organisées. En outre, Rusch publie, dans chaque édition de Culture et politique, un article sur ou autour de l’agriculture biologique. En ce qui concerne les analyses de sol, on en attend des repères pour confirmer ou réorienter les pratiques culturales. Mais il semble que l’objectif n’est pas atteint. Selon le docteur Volker Rusch, le fils d’Hans Peter Rusch, qui a repris le travail de microbiologie de son père, le « Test Rusch », quoique apparemment pertinent sur un strict plan scientifique, n’est pas significatif pour les agriculteurs. Il semble qu’il ne permet pas un diagnostic précis, susceptible de déterminer des interventions spécifiques des agriculteurs sur leurs terres. Cette conclusion, ainsi que le coût financier fort élevé des tests mis au point [92], amènent Volker Rusch a abandonné l’approche de son père et l’étude des échantillons de sol des agriculteurs du mouvement Müller.
D’autre part, les théories d’Hans Peter Rusch sur le phénomène de la vie, même si elles ont indiscutablement unifié le mouvement de Müller [93], semblent, aussi, avoir compliqué le développement de l’agriculture biologique. Un exemple caractéristique de ce problème réside dans son approche centrale du « cycle de la substance vivante ». Les termes et la portée de la controverse autour de « la substance vivante » seront présentés dans les parties suivantes de ce travail.
Au-delà de la théorie générale ruschienne, les principes techniques de l’agriculture organo-biologiques apparaissent relativement plus simples que ceux des mouvements howardiens et steineriens, notamment en orientant vers une agriculture sans compost ni labour. Le compostage en tas, critiqué par Rusch, n’occupe qu’une place accessoire dans la méthode : « le fumier n’est composté qu’en attendant de pouvoir l’épandre sur le sol, quand ce dernier n’est pas libre ; la durée du compostage est aussi courte que possible » [94].

L’essentiel de la méthode vise la fertilisation organique :

Le compostage de surface et le mulching. On cherche à éviter au maximum que le sol ne reste dénudé, même en hiver. Les fumiers et déchets végétaux sont épandus et enfouis seulement à quelques centimètres de profondeur, afin d’éviter la perturbation des couches du sol, et cela juste quelques semaines avant les semis ou plantations.

La pratique des engrais verts. Elle est développée autant que possible, entre deux cultures lorsque l’intervalle est suffisant, ainsi que dans les cultures pérennes et certaines cultures annuelles.

L’usage de poudre de roches faiblement solubles. Il s’agit d’une fumure minérale qui se ne « court-circuiterait » pas la vie du sol pour alimenter les plantes. L’idée goethéenne de « métabolisme originel » sert aussi à justifier les « roches primitives » utilisées. D’autre part, il est autorisé de recourir à des scories de déphosporation pour corriger les sols acides ou à du patentkali pour les sols basiques.

Le travail du sol en surface. Idéalement, Rusch et Müller recommande de ne jamais travailler le sol à plus de 8-12 cm de profondeur. Mais les difficultés avec les adventices conduiront certains agriculteurs du mouvement à recourir occasionnellement au labour ; plus tard, des jeunes du mouvement développeront le désherbage thermique, contre l’avis d’Hans Müller.

Le recours à des préparations à base de culture de microorganismes. Le « ferment d’humus Symbioflor », une préparation de microorganismes développée par Hans Peter Rusch et déposée sous une marque commerciale, est proposé aux agriculteurs pour améliorer la vie des sols agricoles.