Quels sont les systèmes électriques européens d’ores et déjà climato-compatibles – autrement dit très peu émetteurs de CO2, le principal gaz à effet de serre d’origine anthropique – et ceux qui ne le sont pas ? En un seul graphique, voici une réponse très instructive pour 11 de ces pays : Allemagne, Pologne, Italie, Espagne, France, Belgique, Suède, Portugal, Danemark, Norvège et Suisse.
Parmi ces pays, seuls quatre sont climato-compatibles : Suisse, Suède, Norvège et France. Ils affichent en effet une intensité d’émissions en CO2 équivalent suffisamment basse pour qu’on puisse les qualifier de systèmes électriques bas carbone. Cette qualité n’est pas liée à leur taille : le système électrique français n’est dépassé que par le système allemand en production totale, tandis que Suède, Norvège et Suisse sont de petites dimensions. Leur caractéristique principale, c’est que leur décarbonation est indépendante du volume produit et de la date de production, comme le montre la très faible dispersion en hauteur (ordonnée du graphique) de leur nuage de points.
A l’inverse le système électrique allemand affiche une très grande dispersion en hauteur, avec une intensité carbone qui varie de moins de 200 grammes par kWh à plus de 700 g/kWh. En termes de technologies de production, cela souligne que des systèmes où l’hydraulique et le nucléaire sont suffisamment puissants pour assurer une production de base, voire pilotable pour compenser l’intermittence des énergies éoliennes et solaires comme en France, sont capables d’une décarbonation profonde.
Deux autres graphiques permettent une comparaison France-Allemagne pour 2023 :
Le cas allemand mérite une analyse complémentaire. Car il affiche des progrès certains si l’on se focalise sur le pourcentage d’électricité bas-carbone produite en 2023 qui a dépassé les 50%. Mais sur un total en diminution de plus de 9% sur 2022, avec une double baisse, celle des consommations des industries intensives en électricité et celle des exportations. Mais ces diminutions n’ont rien de vertueux dans leurs mécanismes, uniquement liés aux prix et aux décisions de non-production pour éviter des achats d’électricité trop chère. Autrement dit, en totale opposition avec la bonne direction : électrifier l’industrie, les transports et le contrôle thermique des bâtiments pour diminuer les consommations d’énergies fossiles.
Les débats politiques en cours en Allemagne sur le futur de son système énergétique illustrent la difficulté du chemin vers une économie bas carbone qui s’appuierait trop exclusivement sur les énergies renouvelables lorsqu’elles ne sont pas pilotables (éolien, solaire). Le principal sujet en cours est le financement des centrales à gaz nécessaire pour assurer le back-up du système lorsque vent et soleil font défaut. Les sommes publiques nécessaires pour investir dans de telles centrales sont évaluées à 60 milliards d’euros d’ici 2030 et beaucoup plus après cette date.
Si cet investissement était assuré d’un retour par la vente de l’électricité produite, il pourrait probablement trouver une solution capitaliste classique. Investir dans un moyen de production rentable. Sauf que le niveau déjà élevé de la part des ENRI dans le système, et la priorité qui leur est donnée, signifie que ces centrales à gaz, censées remplacer les centrales à charbon encore en fonctionnement, ne seront appelées qu’en renfort pour pallier l’intermittence du vent et du soleil. Autrement dit, elles ne fonctionneront pas suffisamment d’heures dans l’année pour être rentable au prix normal de l’électricité. Du coup, les investisseurs privés font défaut. Il faudrait donc financer par des deniers publics cet investissement, puis assurer une subvention elle aussi publique pour combler le trou structurel provoqué par leur fonctionnement… intermittent. Enfin, les autorités allemandes assurent que ce recours massif (des scénarios évoquent 150 GW de telles centrales à l’horizon 2050 pour l’électrification de l’industrie et des transports) au gaz fossile serait une transition vers un hydrogène « vert » qui remplacerait ce gaz fossile. Pour l’instant, aucun plan ni technologies matures ne permettent de considérer cette promesse comme une perspective sérieuse à moyen terme.
Quand une journaliste formée au Master 2 climat et média de Paris Saclay/ESJ, anime une émission de radio où l’invité à le temps de développer des explications sur le dossier climat à l’occasion de la COP28.
Non, ce n’est pas le jus de la treille. Mais celui des électrons. En d’autres termes, le système électrique. Celui de la France hexagonale (on ne dit plus métropolitaine). Durant les deux premières semaines d’octobre. Le voici en images, des graphiques tirés du site web de RTE eco2mix. Pourquoi ? Parce que c’est instructif sur le fonctionnement de notre système électrique en saison d’automne. Après le chaud, et avant le froid.
Voici tout d’abord des vues générales de la production d’électricité et de la consommation de la première puis de la seconde semaine du mois d’octobre. Les graphiques présentent cette production au pas de temps d’une demie-heure. Il en précise l’origine (nucléaire, hydraulique, éolien, etc). La quantité exportée ou importée – en l’occurence le solde est exportateur, en gris sous la limite basse du graphique, pratiquement en permanence à cette période.
La première semaine pour la production, les chiffres indiqués correspondent au pic de production de la période :
La consommation durant cette semaine, la ligne en pointillé du bas correspond à 30 GW, l’allure de la courbe exagère donc fortement sa variation, la ligne verticale jaune correspond au maximum de la période :
Voici la semaine suivante pour la production avec les chiffres correspondant à la fin de la période, le dimanche peu avant minuit :
Et la consommation, la ligne jaune correspond au minimum de la période :
Remarques :
► La production excède la consommation sur l’ensemble de la période et peut se traduire par des exportations significatives lorsque les systèmes électriques voisins sont demandeurs, soit par défaut de production soit parce que l’électricité proposée est moins chère que celle qui pourrait y être produite. Ces exportations contribuent à la sûreté d’approvisionnement des voisins mais également à la décarbonation de l’ensemble du système électrique européen.
► La part non pilotable de la production, notamment éolienne, suit une variation imposée par la météo qui n’a aucune correspondance avec celle de la consommation. Les périodes de forte production pour chacune des deux semaines ne sont pas corrélées aux périodes de fortes consommations, notamment les 13 et 14 octobre, particulièrement durant la nuit, au moment du creux de consommation.
► La bonne disponibilité du nucléaire ne permet pas seulement une production massivement décarbonée, mais également d’économiser l’eau des retenues en prévision des pointes hivernales.
► La production est très décarbonée indique RTE avec, durant la première semaine un maximum à 48 g/kWh de CO2 et un minimum à 12 g/kWh de CO2 et la seconde semaine, un maximum à 47 g/kWh de CO2 et un minimum à 11 g/kWh de CO2 :
► Un zoom sur la journée du 14 octobre permet de visualiser et de mesurer l’importante flexibilité de la production nucléaire pilotable. Elle se montre capable de varier sa production de 10 GW durant cette journée, passant de 30 à 40 GW pour compenser la baisse brutale de la production éolienne puis la venue de la nuit qui réduit à zéro la production solaire. Ce pilotage est une obligation, car les productions éoliennes et solaires sont prioritaires sur le réseau électrique, une manière de les subventionner.
Comment gouverner en tenant compte des savoirs existants ? Comment les scientifiques doivent-ils conseiller les pouvoirs politiques ? A cette question ancienne, un collège de 31 sociétés savantes viennent d’apporter une réponse précise et argumentée. Avec des propositions concrètes. Elle viennent s’opposer, frontalement, à une conception plutôt légère et obsolète, avancée dans un récent rapport remis à la ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche Sylvie Retailleau par Philippe Gillet, ancien directeur de cabinet de Valérie Pécresse, au même poste ministériel sous Nicolas Sarkozy.
Cette question était déjà à l’ordre du jour lorsque les pharaons descendants du général d’Alexandre Ptolémée – dont la fameuse reine Cléopâtre – décidaient de créer la Bibliothèque d’Alexandrie. Probablement la première institution scientifique d’Etat durable, puisque son histoire, avec des moments de gloire et de moindre éclats, s’étend de 288 à 48 ans avant Jesus-Christ. Parmi ses missions : aider la puissance militaire et commerciale égyptienne, en particulier sa marine par des connaissances géographiques. De nombreux savants y travaillèrent dont Eratosthène, l’un de ses directeurs, qui fut capable de mesurer la circonférence de la Terre à moins de 10% près de sa taille réelle (au temps pour les platistes de l’Antiquité, déjà réduits à nier la science).
Défis majeurs du siècle
Aujourd’hui, l’interrogation est bien plus aigûe. Car les technologies issues des sciences contemporaines sont massivement impliquées dans nos conditions de vie. Qu’il semble impossible de relever les défis majeurs du siècle – changement climatique, biodiversité, accès de tous à la santé, des conditions de vie décentes pour huit milliards d’êtres humains dans un environnement sain – sans utiliser massivement ces technologies. Mais aussi parce que leur usage ne peut pas se faire sur le mode scientiste et naïf : « tout ce qui est rendu possible par la science doit être fait » car leurs conséquences sont ambivalentes, certaines positives, d’autres négatives pour l’intérêt général des générations actuelles et futures et leurs relations aux écosystèmes dont elles dépendent. Un mode accentué par le rôle décisif des innovations dans le système économique dominant, la concurrence entre entreprises et entre pays, qui pousse à les adopter et les répandre sans prendre le temps nécessaire à l’instruction des avantages et inconvénients qu’elles peuvent receler.
Ce sujet des relations entre les savoirs sur les systèmes naturels ou artificiels dont nos vies dépendent et les décisions politiques – celles des citoyens comme celles des gouvernants – est de plus en plus traité. Ainsi, il était au coeur d’un exercice inédit de confrontations d’idées entre 80 scientifiques, experts, élus, responsables politiques, journalistes et militants associatifs, réunis à l’Ecole de Physique des Houches (CNRS, Université Grenoble Alpes) durant une semaine, en mai dernier. On trouve dans le court texte final adopté par les participants ce paragraphe révélateur de leur réflexion : «Une décision politique qui ignore le consensus scientifique ne peut conduire qu’à l’échec. Toute décision est aussi un choix de société et de valeurs, qui ne relève pas des sciences de la nature et des technologies. Les sciences humaines et sociales peuvent contribuer à clarifier les débats publics et les choix de valeurs. Si le législateur ne peut pas agir sur la gravitation, l’électromagnétisme ou le rendement maximal d’une machine thermique, il est par contre possible de régler par la loi la répartition des richesses, l’usage des sources d’énergie ou l’aménagement du territoire. Aider les citoyens et les dirigeants à distinguer ce qui relève des choix politiques et sociaux des impératifs liés aux contraintes objectives des technologies et des ressources naturelles doit être au cœur des expertises publiques au service de la décision.»
Le texte des sociétés savantes n’ayant pas vraiment déclenché un intérêt médiatique ou du côté des responsables politiques, il me semble utile de le publier in extenso ici car il mérite d’être porté à la connaissance et la réflexion des citoyens.
Le voici ci-dessous :
Reflexions sur les missions d’un Conseiller scientifique du Gouvernement
30 septembre 2023
Le rapport de la mission sur l’écosystème de la recherche et de l’innovation1, dirigée par Philippe Gillet, professeur à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (Suisse), a été publié le 15 juin 2023. Il inclut 14 recommandations pour améliorer l’efficacité et la lisibilité du système de recherche national et lui permettre de répondre aux grands enjeux de société. La première recommandation de ce rapport est de créer un·e Haut-conseiller·e à la Science, placé·e auprès du Premier ministre ou du président de la République.
La présente note porte exclusivement sur cette première recommandation. Les sociétés et associations signataires, membres du Collège des Sociétés Savantes Académiques de France, considèrent en effet que la trop grande distance qui sépare les responsables politiques des sciences est une cause majeure des dysfonctionnements actuels de l’écosystème de recherche, d’enseignement supérieur et d’innovation, ainsi que de l’insuffisante prise en compte des démarches et connaissances scientifiques dans le processus de décision publique. Ce choix ne doit pas être interprété comme une approbation des autres recommandations.
Nous proposons la création d’un poste de “Conseiller ou Conseillère Scientifique du Gouvernement” (CSdG), placé auprès du ou de la Première ministre et dont les missions s’articuleront autour de quatre axes :
1 – S’assurer que les élus et ministres aient accès à des synthèses des données scientifiques pouvant éclairer leurs décisions et qu’ils soient à même de les prendre en compte. Évaluer a posteriori la compatibilité des décisions prises avec les consensus
2- Développer la présence de scientifiques au sein des administrations, afin de faciliter la mise en œuvre opérationnelle de politiques publiques éclairées par les sciences.
3- Renforcer la culture scientifique du public et des journalistes, incluant à la fois les démarches et les savoirs fondamentaux dans un large éventail de sciences technologiques, formelles, humaines et
4- Renforcer la présence et l’influence de la France dans les organismes internationaux de concertation sur les grands défis planétaires.
L’ampleur et la diversité de ces missions nécessiteront la création d’un environnement adapté pour le CSdG, comprenant une équipe de soutien technique et d’un ou plusieurs conseils scientifiques interdisciplinaires, dont les positions collégiales seront incarnées par le CSdG. La note liste enfin des points d’attention sur lesquels une réflexion plus poussée doit être conduite en amont de la création de ce poste, comprenant notamment son mode de désignation, les caractéristiques de son mandat et ses relations avec les structures de conseil actuelles.
Introduction : le Rapport Gillet
Le rapport Gillet était une commande du ministère de la Recherche et de l’Enseignement supérieur (MESR). La lettre de mission2 de Madame la Ministre Sylvie Retailleau demandait de réfléchir à comment “gagner en efficacité et en lisibilité, ainsi qu’en capacité à mobiliser les forces de recherche en réponse aux grands enjeux de société”. Ce cadre assez étroit ne faisait pas mention des liens entre recherche et enseignement supérieur. Il n’était pas non plus demandé de réfléchir au renforcement de la capacité du gouvernement et des administrations à se saisir des fruits des recherches scientifiques pour éclairer les politiques publiques. Il était ainsi demandé au professeur Gillet d’améliorer l’efficacité d’un système de recherche sans prendre en compte l’intégralité de ses missions et sans en interroger les finalités pour la société. Enfin, le choix disciplinaire pose question : les rédacteurs et rédactrices sont issus exclusivement des sciences “dures” (sciences technologiques, ingénierie, mathématiques). Les sciences humaines et sociales ne sont que très peu mentionnées et ce rapport porte une conception des missions du monde académique fortement biaisée vers l’innovation technologique.
Les 14 recommandations du rapport de la mission Gillet visent principalement à clarifier la stratégie nationale de recherche, à (re)définir l’articulation entre les Universités et les organismes de recherche, à alléger le fardeau administratif de la recherche, à soutenir l’innovation, et à soutenir la prise de risque par les scientifiques.
Sa recommandation première est de créer un “Haut-conseiller à la Science” (HCS), placé auprès du ou de la Première ministre ou du président de la République. Les missions principales de cette personnalité scientifique seraient de définir la stratégie nationale de recherche et de contribuer à assurer la cohérence d’ensemble du système de recherche. Ses recommandations seraient ensuite mises en application par le ministère de l’Enseignement supérieur et la Recherche (MESR). La notion de “conseil” est ici ambiguë puisque les priorités définies par cette personne semblent devoir être suivies par le MESR, qui deviendrait un simple exécutant d’une stratégie dont la définition lui échapperait. Le ou la HCS serait donc partie prenante du processus décisionnel, comme le sont actuellement les conseillers recherche du président de la République3 ou de la Première ministre4, la différence principale étant qu’elle aurait une visibilité publique. Cette proposition ne donnerait pas plus de poids ni de légitimité aux propositions émanant de la sphère académique via les instances de son ministère de tutelle. Une alternative que nous considérons comme plus efficace pour améliorer la cohérence globale du système consisterait à accroître le poids politique du MESR en lui confiant la définition de la stratégie nationale de recherche et en lui fournissant les moyens nécessaires pour assurer son rôle de coordination interministérielle de l’écosystème de recherche, en renforçant notamment son autorité sur le Secrétariat général pour l’investissement (SGPI).
Les “conseillers scientifiques en chef” dans le monde : une mission principale d’éclairage des politiques publiques.
De multiples exemples, anciens et récents, illustrent l’importance d’une prise en compte suffisante des connaissances scientifiques dans le processus de décision publique5,6,7. De nombreux pays se sont ainsi dotés d’un ou d’une “conseiller scientifique en chef” (CSC)8 dont la mission principale est d’établir des ponts pour acculturer les mondes académiques et politiques et créer une “familiarité permanente du décideur avec les concepts et outils de la science”9. Les CSC traduisent et transmettent des connaissances – en explicitant leurs incertitudes – définissant ainsi un “champ des possibles”, sans pour autant prendre part aux arbitrages ou aux décisions, qui reviennent aux responsables politiques.
La portée et l’ambition de cette mission principale, et la distinction claire entre d’un côté une mission de conseil assurée par une personnalité scientifique et de l’autre une mission de prise de décision assurée par les responsables politiques, distinguent les CSC étrangers du Haut-conseiller à la Science proposé par le rapport Gillet. Les CSC, personnalités scientifiques actives de premier plan, sont par ailleurs bien identifiés du grand public, prennent régulièrement la parole dans les médias pour présenter et expliquer des données et concepts scientifiques et le processus qui a permis de les établir. Leurs avis sont publics et ils publient généralement un panorama annuel de leurs activités. Leur indépendance vis-à-vis des instances de décision politique et économique et leur liberté d’expression sont primordiales pour établir un lien de confiance avec le public et avec le monde académique.
Si certains CSC assurent aussi un rôle exécutif, la direction d’organismes de recherche par exemple10, un tel rôle est susceptible de conduire à des conflits d’intérêts qui porteraient atteinte à l’indépendance des avis du CSC11. Lorsqu’un CSC assure une mission de coordination opérationnelle de structures de recherche ou d’agences de financement, celle-ci reste subalterne à ses missions de “passeur de sciences”.
Enfin, les CSC agissent dans le cadre d’un écosystème collégial. Du fait de la diversité de leurs missions et du fait que les décisions politiques demandent à être éclairées par une approche interdisciplinaire, les CSC étrangers s’appuient généralement sur un ou plusieurs conseils interdisciplinaires permanents dont ils agissent souvent comme les coordinateurs et porte-paroles. Ces conseils peuvent être constitués de chercheurs publics nationaux ou étrangers, des conseillers scientifiques des différents ministères ou administrations lorsqu’ils existent, voire de représentants de certains groupes d’influence12.
Créer un poste de Conseiller scientifique du Gouvernement français pour rapprocher les mondes scientifiques et de l’action publique
Si les missions de coordination de l’écosystème de recherche proposées par le rapport Gillet pour le HCS ne nous convainquent pas, la présence d’un conseiller ou d’une conseillère scientifique de haut niveau auprès du gouvernement pourrait, à l’instar des pratiques des autres pays, contribuer à renforcer la prise en compte des méthodes et connaissances scientifiques lors de l’élaboration des politiques publiques13.
Sur la base de l’expérience des pays qui se sont dotés d’un CSC, nous proposons d’étendre et de réorienter le poste de “Haut-conseiller à la Science” proposé par le rapport Gillet pour créer un poste de “Conseiller scientifique du Gouvernement” (CSdG), placé auprès du ou de la Première ministre et dont la mission principale – consultative mais rendant des avis publics – sera de développer les relations entre sciences, action publique et société. Nous proposons d’articuler cette mission selon quatre axes principaux (Figure 1).
Le premier axe sera celui de “courtier scientifique”14 : s’assurer que les élu·e·s et ministres ont accès à des synthèses des données scientifiques pouvant les éclairer, et que leur compréhension du processus scientifique est suffisante pour intégrer ces données – avec leurs incertitudes – à leurs prises de décision. Un avis du CSdG sur des enjeux à court, moyen ou long terme pourra être sollicité par le gouvernement, des administrations centrales ou des collectivités territoriales. Le CSdG devra également avoir une capacité d’auto-saisine de tous les sujets sur lesquels une information scientifique de la sphère politique lui semble nécessaire, même s’ils sont politiquement sensibles. Les avis du CSdG doivent être publiés – sans censure – et communiqués directement à la Première ministre, avec copie aux ministères et administrations concernés. Dans ce cadre, le CSdG portera également une réflexion sur les moyens d’accroître la culture scientifique – en ne négligeant pas la part des sciences humaines et sociales – des responsables politiques et des parlementaires15,16, mais aussi la culture de l’action publique des scientifiques17 afin que ceux-ci comprennent mieux le processus de prise de décision politique et ses contraintes. Cet axe pourrait être étendu à l’évaluation a posteriori de la compatibilité des décisions prises avec les consensus scientifiques.
Le second axe s’attachera à développer la présence – particulièrement faible en France – de scientifiques au sein des administrations, afin de faciliter la mise en œuvre opérationnelle de politiques publiques éclairées par les Sciences18. A ce titre, le CSdG formulera des recommandations sur la formation, initiale et continue, des hauts fonctionnaires des administrations centrales et territoriales et sur le renforcement de la présence de docteur·e·s à des positions de responsabilité. Ce rôle, mentionné dans le rapport Gillet, vient en écho de la décision gouvernementale de former les agents publics aux thématiques de la transition écologique19. Il encouragera également à la formation et à la mise en réseau de conseils scientifiques régionaux, généralistes ou thématiques, à l’instar d’AclimaTerra20 en Nouvelle Aquitaine, du Haut Conseil Breton pour le Climat21, du GIEC normand22 ou du GREC-Sud23. L’action du CSdG permettra plus généralement d’identifier les améliorations possibles du processus de veille scientifique et technologique au sein des différents ministères et des administrations régionales.
Le troisième axe visera à renforcer la culture scientifique du public, incluant à la fois les démarches et les savoirs fondamentaux dans un large éventail de sciences technologiques, formelles, humaines et sociales. La crise Covid a révélé à quel point il est difficile pour le public – et les journalistes – d’estimer la qualité des informations scientifiques mises en avant par différents acteurs ou sur les réseaux sociaux. Cet axe d’explicitation des démarches scientifiques s’attachera à renforcer la part dédiée aux approches scientifiques dans la formation initiale ou continue des journalistes, à mieux soutenir les secteurs de la communication scientifique24 et des sciences participatives, et la formation scolaire des jeunes français aux démarches scientifiques – et non à leurs seuls résultats25. Le CSdG œuvrera notamment à une collaboration plus étroite entre le ministère de l’Éducation nationale et le MESR. Cet axe inclura aussi la formulation de recommandations pour le libre accès aux publications scientifiques et pour le renforcement des pratiques garantissant l’intégrité scientifique des recherches conduites, gage de confiance dans les résultats de la recherche scientifique.
Le dernier axe de l’action du CSdG aura une envergure internationale et visera à renforcer la présence et l’influence de la France dans les organismes internationaux de concertation sur les défis planétaires qui transcendent les frontières nationales. Cette mission diffère de celles de l’Ambassadrice déléguée pour la science, la technologie et l’innovation et du réseau d’attachés scientifiques dans les ambassades de France, dont le but premier est “d’accroître la visibilité, l’influence et l’attractivité de la recherche française”26. La nomination d’un homologue français des CSC des autres pays permettra à la France de renforcer sa présence au sein d’organismes internationaux comme l’International Network for Governmental Science Advice, au moment où celui-ci structure justement sa branche européenne27.
L’originalité et l’intérêt de ce CSdG ne se comprennent qu’à la lumière de ces quatre axes – le doter de prérogatives suffisantes pour intervenir sur ces quatre domaines est requis pour créer les synergies nécessaires à une acculturation réciproque des sphères scientifique, politique et publique au regard des besoins de la société française.
La diversité et l’ambition des missions confiées au ou à la CSdG ne sont pas compatibles avec l’action d’une personne unique. Un environnement adapté doit être créé (Figure 1), comprenant une équipe de soutien, et un ou plusieurs conseils scientifiques interdisciplinaires permanents ou créés ad hoc pour répondre à une demande spécifique. Le CSdG agira en tant que coordinateur et porte-parole de ces conseils. Ses avis reflèteront donc une position collégiale consensuelle. Une attention particulière devra être portée à l’articulation entre les conseils dont le CsdG sera entourés et les nombreuses institutions de conseil scientifique existantes, en vue de maximiser les synergies et de minimiser les redondances28. On peut citer notamment France Stratégie29, l’Office français de l’intégrité scientifique30, l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques31, les Académies nationales, le Haut conseil pour le climat32, ou certaines missions consultatives du Conseil national de l’enseignement supérieur et de la recherche33.
Toujours dans un souci de transparence et d’indépendance, l’équipe de soutien au CSdG pourrait être regroupée au sein d’une autorité administrative indépendante, distincte des grandes institutions pilotant d’ores et déjà l’enseignement supérieur et la recherche (HCERES et SGPI notamment). Le Défenseur des droits34 ou le Contrôleur général de lieux de privation de liberté35 fournissent des modèles possibles.
Créer une relation de confiance entre les scientifiques, les responsables politiques et le public
Pour accomplir ses missions, le CSdG devra établir une relation de confiance exigeante, constructive et transparente avec le gouvernement et le public, sur des sujets qui demandent souvent un éclairage interdisciplinaire convoquant les sciences de disciplines très diverses. L’étendue de cette confiance dépendra de la capacité du CsdG à expliciter les apports de la démarche scientifique : si les sciences ne sont – à juste titre – qu’une des multiples représentations du monde auxquelles le gouvernement et le public sont exposés, il est nécessaire d’expliquer en quoi les démarches qu’elles mettent en œuvre pour construire des savoirs diffèrent et sont complémentaires de celles des autres acteurs.
Pour cela, le CSdG doit être un ou une scientifique chevronné·e reconnu·e par ses pairs et menant au moment de sa nomination une carrière active de recherche. Une attention particulière devra être portée à son mode de désignation et aux caractéristiques (durée, révocabilité) de son mandat36. L’indépendance des avis qu’il formulera sera renforcée s’il reste affilié à une institution académique (université ou organisme national de recherche) – bénéficiant ainsi de la liberté académique – et est mis à disposition de la Première ministre37 ou d’une institution indépendante de l’État créée à cet effet. Son activité de recherche sera mise en pause afin de se prémunir de possibles conflits d’intérêts et de se consacrer pleinement à son rôle de conseil. L’approbation de sa nomination par une large majorité des parlementaires38, sur proposition du ou de la Première ministre, renforcera également son indépendance.
Conclusion
La proposition de nomination d’un·e haut-conseiller·e à la science dans le rapport Gillet fournit l’occasion de conduire une réflexion nécessaire sur la place des démarches et connaissances scientifiques dans la société française et dans l’action publique.
Cette note propose une lecture des missions de ce conseiller différente de celle du Rapport Gillet. Comme la plupart des pays qui se sont dotés d’un conseiller scientifique de gouvernement, nous argumentons en faveur d’une mission principale d’acculturation des décideurs publics et du public aux sciences.
La personnalité et la culture du ou de la CSdG joueront un rôle important dans sa capacité à naviguer – avec diplomatie – entre plusieurs mondes en maintenant un haut niveau de confiance entre les différents acteurs. Mais c’est la définition précise de ses missions, des moyens humains et financiers qui lui seront donnés pour les accomplir, et de ses interactions avec les différentes instances publiques de conseil qui sera déterminante.
Seule une réflexion suffisante sur ces points permettra au ou à la CSdG d’agir de manière efficace pour que la France éclaire ses politiques publiques avec les connaissances scientifiques et prenne sa place dans les différentes instances internationales de concertation sur les défis planétaires.
Signataires :
Association des Enseignants Chercheurs de Psychologie des Universités
Association des historiens modernistes des universités françaises
Association Française d’Economie Politique
Association Française d’études américaines
Association Française de Mécanique
Association pour la Recherche en Didactique des Mathématiques
Association pour la recherche en didactique des sciences et des technologies
Association pour la Recherche en Didactique et Acquisition de l’Anglais
CILAC – Comité d’information et de liaison pour l’archéologie, l’étude et la mise en valeur du patrimoine industriel
Société Botanique de France
Société Chimique de France
Société d’études anglo-américaines des XVIIe et XVIIIe siècles
Société de Neuroendocrinologie
Société de Psychophysiologie et de Neurosciences Cognitives
Société des Anglicistes de l’Enseignement Supérieur
Société des Historiens médiévistes de l’enseignement supérieur public
Société des Neurosciences
Société Française d’Acoustique
Société Française d’Alcoologie
Société française d’Optique
Société Française d’Écologie et d’Évolution
Société Française de Physique
Société Française de Psychologie
Société Française de Virologie
Société Française pour le Droit de l’Environnement
Société Francophone de Santé et Environnement
Société Informatique de France
Société Mathématique de France
Association française des petits débrouillards
Société Nationale d’Horticulture de France
Association des Professeurs de Mathématiques de Enseignement Public de la maternelle à l’université
8 Depuis parfois plus de 50 ans, notamment des pays du Commonwealth (Royaume Uni, Canada, Australie, Irlande, Nouvelle Zélande, Inde,…), les États-Unis ou la Commission Européenne. Un répertoire des pages web de ces CSC est disponible en annexe.
15 Le fonctionnement de l’Office Parlementaire d’Évaluation des Choix Scientifiques et Technologiques (OPECST), qui est peu écouté, pourrait notamment être repensé.
28 Voir section “Points d’attention” en fin de document.
29 Organisme public d’expertise et d’analyse prospective, France Stratégie, créé en 2013, est placé auprès du ou de la Première ministre. Une de ses missions principales est de proposer des options de politiques publiques par la concertation de différents types d’acteurs, dont des chercheur·es. Le haut-conseil pour leclimatlui est rattaché.
30 L’OFIS“contribue […] à la définition d’une politique nationale de l’intégrité scientifique”, base nécessaire à la confiance du public dans les travaux scientifiques.
31 Les missions de l’OPECST sont décrites sur son site web
37 C’était le cas du mandat de Peter Gluckman, le premier CSC de nouvelle Zélande voir The art of scienceadvice to government” P. Gluckman, Nature 2014.
38 La nomination des présidents d’organismes de recherche ne requiert l’approbation que d’un tiers des parlementaires des commissions de la culture du Sénat et de l’Assemblée nationale, une coutume étrange qui a permis, dans le passé, le parachutage de personnalités que leurs qualifications ne prédisposaient pas à ces fonctions…
Points d’attention
Au cours de l’élaboration de cette note, certains points liés à la création du poste de CSdG nous ont paru nécessiter une réflexion plus poussée, sans pour autant remettre en cause l’idée principale évoquée dans le texte présenté plus haut.
Procédure de nomination
La femme ou l’homme qui assurera les fonctions de CSdG aura un rôle important d’incarnation des sciences auprès du public et dans la formulation de recommandations au gouvernement et aux administrations. Il lui faudra pour cela tisser les liens de confiance nécessaires, être scientifiquement légitime et faire la preuve de son indépendance par rapport au pouvoir et aux groupes de pression qui chercheraient à biaiser ou à présenter de manière sélective les connaissances scientifiques.
Un premier point d’attention concerne donc la procédure de nomination du ou de la CSdG et des conseils qui l’entoureront. D’une manière assez simple, on pourrait considérer que le CSdG serait nommé d’abord et qu’il s’entourerait ensuite de collaborateurs, a minima d’un conseil scientifique permanent lui permettant de rassembler des spécialistes apportant collectivement l’expertise requise pour statuer sur des questions interdisciplinaires. On pourrait aussi imaginer un mode de désignation alternatif dans lequel un conseil scientifique permanent nommé élirait en son sein un président ou une présidente qui ferait office de CSdG.
Dans ces deux scénarios, il est important de se poser la question de l’identité des parties prenantes ayant droit de proposer des candidat·e·s à ces fonctions. Les propositions de nomination doivent refléter à la fois la diversité des disciplines scientifiques et provenir d’institutions à même de juger de la légitimité scientifique de la personne proposée pour assurer ces fonctions et permettre un fonctionnement aisé, sans blocages institutionnels répétés. De ce fait, il serait souhaitable que le CSdG et les membres du conseil scientifique permanent qui l’entoureront soient proposés par les principales institutions scientifiques publiques, incluant notamment les organismes nationaux de recherche, les Universités, les sociétés savantes ou les Académies nationales.
Pour s’assurer que le CSdG soit une personnalité ayant un fort soutien trans-partisan, sa nomination doit être approuvée avec une large majorité par les deux chambres du parlement. La nomination des présidents d’organismes de recherche est approuvée par les Commissions de la Culture des deux chambres. Les missions du CSdG allant au-delà du périmètre de la culture et de l’éducation (voir, par exemple, son rôle dans l’augmentation de la présence de scientifiques dans les administrations), d’autres commissions pourraient être également consultées, en veillant à ce que le processus reste suffisamment simple pour être opérationnel.
Durée et nature du mandat
La stabilité et la continuité de l’action du CSdG sont importantes pour maintenir une expertise scientifique cohérente. Son mandat doit donc être pluriannuel. La durée des mandats des CSC étrangers privilégie parfois la continuité (durée fixe, irrévocable, découplée du calendrier électoral) et parfois la constitution d’une relation de confiance (mandats calés sur les élections législatives, ou de durée indéterminée révocables sur seule décision du gouvernement). Les deux scénarios ont leurs vertus.
La nature même du mandat confié au CSdG, et par extension à son ou ses conseils scientifiques permanents, peut se concevoir de différentes manières. On peut envisager au moins deux hypothèses de travail :
Une autorité placée auprès de la Première ministre, afin de privilégier la relation de confiance entre CSdG et pouvoir exécutif. Dans ce cas, le CSdG et son conseil scientifique permanent pourraient être révoqués ou renouvelés par le gouvernement, lors d’une alternance politique notamment. L’action du CSdG serait essentiellement tournée vers l’information et le conseil d’un gouvernement dont il dépend. Cette option assurerait une plus rapide coopération entre le CSdG et le gouvernement, mais ferait reposer l’équilibre des quatre axes de ses missions sur ses directives
Une Autorité administrative indépendante, comme le Défenseur des droits ou le Comité consultatif national d’éthique (CCNE). Suivant cette hypothèse, le CSdG serait nécessairement irrévocable et son mandat devrait, en principe, ne pas être renouvelable passé son terme. L’action du CSdG serait alors protégé de toute interférence gouvernementale. Cette option favoriserait l’indépendance de ses avis, mais pourrait diminuer l’intensité de l’interaction entre le CSdG et le gouvernement.
Relations avec les instances et structures de conseil existantes
La création du CSdG, des conseils scientifiques et de l’équipe qui soutiendront son action fournit une occasion de repenser le fonctionnement et l’articulation des diverses instances existantes ayant pour mission un travail de veille, de prospective et de conseil sur l’enseignement supérieur, la recherche et leurs interactions avec la société.
Les missions de plusieurs instances ou organismes recouvrent partiellement celles envisagées pour le CSdG. Dans certains cas, un rapprochement pourra être envisagé. Ainsi, le Haut conseil pour le climat et l’Office français de l’intégrité scientifique (OFIS), dont les missions entrent respectivement dans le cadre des axes 1 et 3 des missions du CSdG, pourraient lui être directement rattachés.
D’autres instances doivent rester indépendantes du CSdG, pour assurer une pluralité des avis, ou parce que leurs modes de fonctionnement sont trop différents de celui du CSdG. C’est le cas de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), dont la vocation est “d’informer le Parlement des conséquences des choix à caractère scientifique et technologique, afin, notamment, d’éclairer ses décisions”39 et qui est doté de son propre conseil scientifique. De même, les missions de France Stratégie incluent la prospective et l’évaluation des politiques publiques, missions qui recouvrent partiellement des attributions des premier et deuxième axes – l’information aux décideurs publics et aux administrations concernant les décisions politiques passées ou à venir. Cependant, par sa composition, France Stratégie n’est pas vouée à faire émerger un consensus interdisciplinaire sur l’ensemble des questions sur lesquelles les sciences peuvent informer l’action du gouvernement. Il sera important, pour éviter des cacophonies inutiles, de réfléchir à l’articulation des travaux du CSdG et de ces instances.
D’autres instances existantes méritent aussi d’être considérées à l’aune des missions dévolues au CSdG. Ainsi, la création d’un CSdG nommé ne doit pas perturber le délicat équilibre des organes associant membres nommés et élus, équilibre sans lequel la confiance en la puissance publique et ses administrations ne pourrait pleinement persister. Il faut donc préserver la place des organes paritaires composés au moins partiellement de représentant·e·s élu·e·s, comme le Conseil national de l’enseignement supérieur et de la recherche (Cneser) ou les sections, comités et conseils des institutions comme le Conseil national des Universités (Cnu) ou le Comité national de la recherche scientifique (CoNRS).
Plusieurs organismes publics de formation pourraient bénéficier de la création du CSdG. Le pilier 2 des missions du CSdG l’amènera nécessairement à interagir avec le Centre national de la formation publique territoriale (CNFPT)40, l’Institut national des études territoriales (INET)41 et l’Institut national du service public (INSP)42 qui ont pour mission de former les cadres des fonctions publiques territoriale et centrale. Une réflexion avec ces institutions sur les moyens d’attirer plus de docteur·es dans les administrations pourrait notamment être conduite. L’Institut des hautes études pour la science et la technologie (IHEST), créé en 2007 et placé sous la tutelle du MESR, “assure une mission de formation, de diffusion de la culture scientifique et technique et d’animation du débat public autour du progrès scientifique et technologique et de son impact sur la société” selon son décret de création (décret du 27 avril 2007). Il forme annuellement une dizaine de décideurs sur les questions de sciences et technologies, ce qui participe aux trois premiers piliers des missions du CSdG.
L’Agence nationale de la recherche (ANR) est la grande architecte de la majorité du financement public des projets de recherche et, de ce fait, est aussi maîtresse d’œuvre en cas de mise en place de programmes de recherche répondant à une question sociétale prioritaire (comme par exemple lors de l’épidémie Covid19). Il serait raisonnable que le CSdG puisse faire des propositions sur les directions des programmes de financement, dans les domaines sur lesquels le gouvernement a requis son expertise, afin de permettre l’obtention de résultats scientifiques répondant à des interrogations pressantes.
Les Académies nationales, faisant ou non partie l’Institut de France, possèdent également des attributions en lien avec les piliers 3 et 4 du CSdG, par exemple du fait de la vocation de l’Académie des Sciences à transmettre la culture scientifique au grand public et à tisser des ponts avec ses homologues internationaux. L’assise et la pluridisciplinarité des Académies sont des atouts incontestables pour mener à bien de telles missions, même si l’on peut y regretter un manque de parité et certains errements passés43. Il serait souhaitable que le CSdG s’appuie avec régularité sur les Académies pour l’accomplissement de ses missions.
43 Ainsi l’Académie des Sciences a été jusqu’à récemment le théâtre de forts affrontements sur les origines anthropiques des dérèglements climatiques : voir “Regain climatosceptique à l’Académie des sciences”S. Foucart, Le Monde, 20 mai 2015.
En mai dernier, l’Ecole de Physique des Houches, sous les auspices du Mont Blanc et sa Mer de glace en fonte rapide, a rompu avec son traditionnel défilé de Prix Nobel et de médailles Fields. Pour réunir 80 citoyens à la recherche d’une méthode pour repenser le tryptique «sciences, expertises et politique», à la lumière du défi démocratique imposé par les enjeux du climat et de l’énergie.
Une semaine de réflexions partagées, entre scientifiques de toutes disciplines, experts (au GIEC ou dans les administrations centrales des ministères), responsables politiques (députés, élus locaux, dirigeants de partis), journalistes, ou militants associatifs. Une semaine intense de travail, coupée des polémiques médiatiques et stériles, faite d’échanges respectueux de la diversité des compétences de chacun.
Le succès de cette initiative inédite a surpris même ses organisateurs et participants. Le cadre et l’histoire de l’Ecole de physique des Houches, connue dans tous les laboratoires de physique du monde, y sont probablement pour quelque chose. Mais c’est surtout à la bonne volonté des participants qu’on le doit. Ils sont convaincus de la nécessité de transformer nos débats politiques afin qu’ils soient capables de tenir compte des résultats scientifiques et des potentialités des technologies pour les insérer dans les transformations sociétales exigées par les défis du climat et de l’énergie. Ils – Députés, élus locaux, dirigeants politiques, journalistes, scientifiques ou hauts-fonctionnaires – signent et proposent à la réflexion de tous cet « Appel des Houches », qui se termine sur la suggestion de missionner les établissements scientifiques publics à l’élargissement de cette fructueuse expérience.
Sylvestre Huet
L’appel des Houches
Le défi climat-énergie exige de repenser l’articulation entre science, expertise et politique
Sciences, expertises et décisions politiques sont au cœur des enjeux du climat et de l’énergie dont l’été brûlant de 2023 est venu illustrer l’urgence. En 1992, l’Organisation des Nations-unies, se basant sur l’expertise scientifique du GIEC, s’est montrée capable de signer un traité international les engageant à éviter un dérapage climatique « dangereux ». Cela n’a nullement empêché les émissions de gaz à effet de serre de suivre l’une des pires trajectoires envisagées. Et ainsi de provoquer un dangereux dérapage climatique.
Cette contradiction fut au cœur des réflexions d’un groupe de 80 citoyennes et citoyens – responsables politiques, hauts-fonctionnaires, élus, journalistes, scientifiques, militants associatifs – réunis du 21 au 26 mai 2023 à l’École de Physique des Houches pour le colloque ASES. Leurs conclusions sont les suivantes :
1- Les enjeux climatiques et énergétiques exigent des transformations de grande ampleur de nos sociétés, puisque celles-ci doivent parvenir à se passer des énergies fossiles, qui constituent 80 % de l’énergie totale utilisée aujourd’hui. Si ces transformations ne sont pas conduites démocratiquement et à la vitesse nécessaire, elles entraîneront les populations vers le double mur d’un climat de plus en plus dangereux et d’une pénurie d’énergie liée à l’épuisement du pétrole et du gaz naturel.
2- Sans savoirs partagés, l’action efficace devient impossible. Les échanges, nourris de présentations faites par des experts, ont montré à quel point les politiques climatiques et énergétiques doivent se fonder sur la connaissance précise des véritables potentiels des ressources naturelles, des technologies et des organisations sociales. Ce partage se révèle difficile, pour les citoyens autant que pour les dirigeants politiques et économiques. Il est notamment freiné par la très grande diversité des connaissances scientifiques et technologiques, que nul être humain ne peut maîtriser seul. C’est pourquoi il est devenu nécessaire :
a) d’organiser l’expertise publique des conséquences de l’usage (ou non) des technologies, des ressources naturelles et de leur encadrement ;
b) de diffuser immédiatement à tous et toutes cette expertise ;
c) de fonder les débats politiques et citoyens sur cette diffusion et de décider sur cette base des politiques à conduire.
Cela constitue la véritable réponse démocratique aux défis du 21e siècle.
3- Mettre en œuvre de telles délibérations dans un monde d’opinions polarisées, disposant souvent de peu de connaissances, n’est pas simple. L’expérience ASES aux Houches a démontré qu’il est possible d’établir un partage efficace et un dialogue approfondi entre 80 personnes représentant des parties très diverses.
4- Une décision politique qui ignore le consensus scientifique ne peut conduire qu’à l’échec. Toute décision est aussi un choix de société et de valeurs, qui ne relève pas des sciences de la nature et des technologies. Les sciences humaines et sociales peuvent contribuer à clarifier les débats publics et les choix de valeurs. Si le législateur ne peut pas agir sur la gravitation, l’électromagnétisme ou le rendement maximal d’une machine thermique, il est par contre possible de régler par la loi la répartition des richesses, l’usage des sources d’énergie ou l’aménagement du territoire. Aider les citoyens et les dirigeants à distinguer ce qui relève des choix politiques et sociaux des impératifs liés aux contraintes objectives des technologies et des ressources naturelles doit être au cœur des expertises publiques au service de la décision.
Comme l’indiquent le dernier rapport du GIEC et celui du Haut Conseil pour le climat, l’action pour atténuer la menace climatique et mieux s’en protéger doit accélérer fortement pour atteindre les objectifs fixés pour 2030 et 2050. Cette accélération suppose une mobilisation sans précédent de nombreux acteurs et actrices et leur coordination. L’expérience des Houches montre que le partage nécessaire et urgent des connaissances et des points de vue – entre scientifiques, experts, journalistes, citoyens organisés en associations et responsables politiques – est possible et fructueux : il serait précieux de l’étendre largement dans la société, à différentes échelles et lieux pour tenir compte des réalités diversifiées des territoires. Cet effort de dialogue et de collaboration pourrait devenir une mission publique pour des institutions scientifiques et universitaires.
Signataires :Bérengère Dubrulle (Directrice de l’Ecole de physique des Houches), Hervé Bercegol, Yves Gingras, Sylvestre Huet, Étienne Klein, Roland Lehoucq, Gilles Ramstein (Comité d’organisation).
Antoine Armand, Aurélien Auger, Matthieu Auzanneau, Anne Bablon, Amar Bellal, Vincent Berger, Antonin Berthe, Aurélie Biancarelli-Lopes, Céline Bibard, Daniel Boy, Julien Brugerolles, Clotilde Chagny, Marc Cherki, Michel Colombier, Matthieu Combe, Nathalie Cotte, Jean-François Coulomme Elsa Couderc, Victor Court, Jean-Michel Courty, François Daviaud, Marie-Candice Delouvrié, Killian Dengreville, Laure Dramas, Adrien Fabre, Judith Ferrando, Simon Ferrière, Adam Forrai, Ariadna Fossas Tenas, Éric Fournier, François Gemenne, Blaise Georges, Héloise Goutte, Stéphanie Gwizdak, Emmanuel Henry, Clara Hourquet-Rimbès, Pierre Jacques, Christian Jacquier, Françoise Jacquier, Zeynep Kahraman, Dorota Klein, Gerhard Krinner, Stéphane Lagarde, Maxime Laisney, Franck Lecocq, Benoit Lemaignan, Mathieu Lizée, Sofia Manseri, Lara Mariton, Mireille Martini, Guillaume Maurel, Jean-Claude Mensch, Yannick Monnet, Aline Nippert, Robin Noyelle, Philippe Peyla, Axelle Playoust-Braure, Magali Reinert, Cécile Renouard, Xavier Roseren, Amanda Schrepf, Laurent Simon, Khadija Tighanimine, Marie Vandermersch, Lucile Veissier, Olivier Vidal, Cédric Villani, Pierre Wiltz, Igor Zamichiei.
Le réchauffement climatique serait-il en train de s’emballer ? Les climatologues sont-ils passés à côté d’une accélération du changement en cours ? Le sujet est chaud chez les climatologues… comme dans les discussions de comptoir ou des articles de journalistes. Logique. Certains phénomènes climatiques récents semblent donner le tournis à la science du climat.
Par exemple, ces températures de l’océan entre 60°S et 60°N qui explosent tous les records connus. Les derniers mois montrent une hausse par rapport au record précédent équivalente à 20 ans de réchauffement moyen ! Habitués à voir les océans jouer un rôle de modérateurs – parce que l’inertie thermique de l’eau est bien plus forte que celle de l’air dit la physique – les climatologues et océanographes en restent babas.
Mais se passe t-il vraiment quelque chose, et quoi dans le système climatique qui pourrait s’apparenter à un emballement ? Réponse de James Hansen, un climatologue américain, qui à lontemps travaillé pour la NASA et l’Université Columbia de New York, célèbre pour son audition en 1988 au Sénat des USA où il sonnait déjà le tocsin. Malgré sa retraite, méritée, il continue d’alimenter de ses analyses la communauté scientifique et le grand public. Voici un résumé de la dernière, en graphiques commentés.
1- Oui, on va vers un record, la faute au Niño
Ajout le 14 octobre : la température moyenne de septembre vient de tomber, elle pulvérise tous les records connus avec un écart sans précédent. L’écart à la moyenne climatologique calculée sur la période 1880-1920 atteint 1,7°C :
Depuis juin, la température moyenne mondiale bat les records connus pour juin, juillet et août. Le graphique ci-dessus met en comparaison les années précédant celles où El Niño, le phénomène couplé entre océan et atmosphère qui survient dans le Pacifique tropical, a poussé les températures moyennes annuelles vers des records en 1998 et 2016. 2023 sera clairement au dessus de 2015 et, logiquement, on peut s’attendre à ce que 2024 batte le record actuel qui date de 2016… si El Niño s’avère intense. En revanche, s’il s’étiole dans les trois mois à venir, 2024 pourrait rester en dessous, de peu, de 2016.
Pour l’instant, El Niño est encore en phase de montée, il est trop tôt pour savoir si on aura affaire à un « super El Niño » comme en 2015/2016 ou en 1997/1998 ou à un Niño moyen comme en 2009. Réponse en décembre 2023.
2- Une accélération ?
Jim Hansen calcule que l’élévation de la température depuis 1970 est de 0,18°C par décennie. Mais si l’on prend comme bornes 1998 et 2016, les deux super El Niño de la période, alors on trouve un réchauffement de 0,24°C par décennie ! Ouch ! Surtout que si 2024 est boosté par un fort El Niño d’ici fin décembre 2023 – l’effet sur les température atmosphérique est toujours décalé de quelques mois – on va dépasser le record de 2016. D’où l’intérêt d’une analyse fine des raisons de cette accélération depuis 1998 afin de déterminer si elle peut se poursuivre.
3- Le Soleil ?
Parmi les causes de variations de la température moyenne planétaire (mesurée dans les stations météo terrestres, entre 1 et 2 mètres du sol, sous abri, et à la surface des océans) il y a les variations d’irradiation du Soleil, qui suivent une oscillation d’environ 11 ans. Mais cette variation est de très faible ampleur, et ne montre pas de tendance à l’élévation depuis 1975. Elle ne peut donc pas avoir joué un rôle dans l’évolution de la température planétaire observée sur cette période. Si, dans la période la plus récente, depuis 2019, on est en phase d’augmentation du cyle, sa contribution positive demeure très faible au regard de l’élévation des températures mesurées.
4- Le déséquilibre du sytème Terre
La cause fondamentale du réchauffement, c’est le déséquilibre entre l’énergie reçue par la Terre et l’énergie qu’elle renvoie vers l’Espace.
Le principal mécanisme du changement climatique en cours est la réduction du rayonnement thermique émis par la Terre. Il est provoqué par l’augmentation de la teneur en gaz à effet de serre de l’atmosphère : elle devient plus opaque aux rayons infrarouges terrestres et se réchauffe. Le rayonnement thermique vers l’Espace provient alors de niveaux plus élevés et plus froids, ce qui réduit les pertes d’énergie dans l’Espace, provoquant le déséquilibre énergétique planétaire et donc le réchauffement climatique. Le graphique ci-dessous montre l’évolution de ce déséquilibre énergétique mesuré par satellite depuis 2020. Une évolution à la hausse.
5- Le rôle des nuages et de la pollution.
Mais, s’interroge Hansen, l’accélération mesurée depuis 1998 est-elle uniquement le résultat de ce mécanisme d’effet de serre ? Non, montre t-il, il se passe quelque chose de spécial, depuis 2015, pour un autre phénomène, l’albédo de la planète. C’est-à-dire la part de l’énergie solaire qui est directement renvoyée dans l’Espace lorsqu’elle arrive dans le système climatique. Un satellite qui mesure la part absorbée, celle qui va participer au fonctionnement du système climatique, observe que cette part augmente très sensiblement depuis 2015. Mais qu’est-ce qui a bien pu changer si rapidement l’albédo de la Terre ?
5- Une moindre pollution et moins de nuages ?
D’où peut bien provenir cette augmentation de la part absorbée de l’énergie solaire, autrement dit de la diminution de l’albédo de la Terre ? L’albédo de la planète est très élevé pour les surfaces claires, maximal pour la neige fraiche ou la glace bien blanche par exemple… mais aussi pour les nuages, en particulier le sommet des nuages bas ou les déserts. A l’inverse, les surfaces sombres, végétaux et océans, ou routes asphaltées, absorbent une plus grande part de l’énergie solaire.
Or, Hansen montre, avec les deux graphiques ci-dessous, qu’il se passe quelque chose de spécial depuis 2015. La planète absorbe plus d’énergie solaire au total (graphique de gauche). Mais cela est surtout dû à une augmentation importante dans le Pacifique nord et l’Atlantique nord. La seule explication possible est un changement significatif dans la couverture nuageuse au dessus de ces océans.
Cette couverture peut varier naturellement. L’un de ses facteurs de variation est la Pacific Decadal Oscillation.
Sa phase positive est corrélée avec une diminution de la couverture nuageuse sur l’océan et donc une plus grande absorption de l’énergie solaire. Elle pourrait donc expliquer en partie l’évolution mesurée en 2015 et 2016. L’ennui, c’est que depuis 2020 elle est fortement négative et aurait donc dû se traduire par une couverture nuageuse plus importante et une augmentation de l’albédo, le contraire de ce qui est observé. Il faut donc chercher ailleurs.
Les physiciens de l’atmosphère le savent, ces particules de sulfates favorisent la formation de nuages. Et, comme le montrent les graphiques ci-dessous, la contribution des navires aux particules de sulfate était majeure et massive au dessus des océans Pacifique Nord et Atlantique Nord, avant l’entrée en vigueur des nouvelles règles de l’OMI.
La corrélation entre les dates de ces règles et la géolocalisation, au dessus des deux océans les plus impactés, de la diminution de l’albédo conduit Hansen à avancer l’hypothèse que l’on doit à cette politique anti-pollution une part de responsabilité importante dans l’évolution des températures depuis 2015. Mais pourquoi n’est-ce qu’une hypothèse (d’ailleurs posée dès 2018 par une équipe de chercheurs) ? Parce que corrélation ne vaut pas causalité, se dit toujours un scientifique prudent. Et parce que les climatologues, malgré les demandes répétées à la Nasa de Hansen dans les années 1990, n’ont pas pu envoyer autour de la Terre les instruments capables de mesurer avec précision l’impact climatique des aérosols (dont les particules de sulfates).
Cette politique de restriction des émissions de particules sulfatée ne peut que perdurer à l’avenir puisqu’elle poursuit des objectifs sanitaires qui font consensus. Elle produira donc les mêmes effets climatiques suspectés par Hansen. Un phénomène qui souligne une alerte très paradoxale lancée depuis longtemps par les climatologues : toutes les politiques sanitaires visant à réduire les émissions d’aérosols par les industries, les transports et les équipements de chauffage utilisant charbon, pétrole ou bois auront un effet climatique réchauffant, en suprimant un facteur anthropique refroidissant. Ce qui n’est vraiment pas une raison valable pour ne pas conduire ces politiques.