Santé

Que valent vraiment les masques en tissu fabriqués à la maison contre le coronavirus?

Confectionnées pour pallier un manque de masques chez les soignant·es, ces protections qualifiées de «fausse bonne idée» sont en réalité plus pro qu'il n'y paraît, au point de diviser la communauté scientifique.

«À la guerre comme à la guerre», répondent les soignant·es qui manquent de moyens au mot d'ordre du président Macron. | Sophie Cmbr
«À la guerre comme à la guerre», répondent les soignant·es qui manquent de moyens au mot d'ordre du président Macron. | Sophie Cmbr

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Tout commence par un cours de couture, avant qu'on soit tous confiné·es. C'était le vendredi 13 mars. Deux élèves, dont l'autrice de ces lignes, trois stagiaires en bac pro métiers de la mode, et la prof. Celle-ci a eu vent d'un bon plan: le site makerist.fr fait une opération promo, 2 euros le patron. Pour les néophytes, un patron est un modèle en papier ou en tissu qui permet de concevoir vêtement ou accessoire de mode. En ces temps de coronavirus, la prof nous signale le patron d'un masque de protection. Je lève un sourcil et l'une des stagiaires, couturière avertie tandis que je suis ultra-débutante, m'assure que c'est un jeu d'enfant à confectionner: «Même pas besoin de patron, je m'en suis fabriqué un moi-même! Quelques bandes de tissu et ça suffit!»

Depuis, le confinement total a été déclaré mardi 17 mars à midi; le gouvernement a reconnu des «difficultés logistiques» dans la fourniture de masques (doux euphémisme au vu des appels aux dons ici et , et de la pléthore de témoignages dénonçant le manque d'équipement).

 

 

Les initiatives pour coudre des masques de protection à la maison ont fleuri un peu partout sur les réseaux sociaux.

Il existe deux types de masque de protection, comme indiqué sur le site de l'Agence nationale du médicament. Le FFP2 est équipé d'un filtre qui protège le porteur; quant au masque chirurgical ou médical, plus basique, il retient les postillons du porteur malade et l'empêche de contaminer son entourage. En temps normal, la culture du port du masque est peu répandue en France. Conséquence du coronavirus, une ruée sur les pharmacies à tel point que leur délivrance fait l'objet d'une réglementation depuis le 4 mars, accompagnée d'un décret au Journal officiel: ces masques sont désormais accessibles uniquement sur ordonnance ou réservés aux professionnel·les de santé. Selon Jérôme Salomon, directeur général de la Santé, un total de 25 millions de masques sont en cours de livraison aux pharmacies et établissements de soins depuis le mercredi 18 mars. Le ministre de la Santé Olivier Véran a quant à lui annoncé samedi 21 mars la commande de «250 millions de masques», livrés «progressivement» pour faire face à la pénurie actuelle. En attendant d'être réapprovisionnés, on appelle les machines à coudre à la rescousse.

«Dans mon club de couture, certaines s'échangeaient des patrons»

Désireuse de fédérer les bonnes volontés dans sa région, l'une des plus touchées de France, Sophie, qui travaille dans la communication à Strasbourg, a lancé sa page Facebook Mask Up dimanche 15 mars: «J'y pensais depuis environ une semaine. Dans le club de couture où je vais, certaines s'échangeaient des patrons mais je ne voulais pas tomber dans la psychose... Pour moi, les masques dans la rue, c'était en Chine, pas en France. […] Finalement, égoïstement, dimanche 14 mars à midi, j'ai commencé à flipper quand j'ai vu le stade 3 [déclenché le samedi 14 mars au soir et signifiant que le coronavirus circule activement sur l'ensemble du territoire français]. Je me suis fait un masque et je l'ai posté sur Facebook pour voir la réaction de mes amis. Je pensais les faire rire... En fait pas du tout, j'ai eu des commandes! Et très vite, je me suis dit que si on s'y mettait à plusieurs, on pouvait se rendre utile pour nos soignants.»

Ce week-end-là, tandis que les bars et restaurants ferment pour une durée indéterminée, les tutos prolifèrent sur les réseaux. Sophie, elle, s'inspire d'une vidéo en espagnol: «J'ai rajouté 1 cm tout autour car je trouvais qu'il n'était pas assez couvrant. Mais des patrons, il y en a plein et beaucoup sont gratuits, j'ai mis une liste sur ma page… L'avantage du mien, c'est qu'on n'a pas besoin d'imprimante!» L'idée séduit au-delà du seul petit monde de la couture de loisir. Emilia, comédienne, est une «piètre couturière», selon ses propres mots, mais une écologiste convaincue. La jeune femme est membre de plusieurs groupes zéro déchet sur Facebook. C'est là qu'elle déniche un tuto qu'elle s'empresse de partager: «Je suis tombée là-dessus par hasard, je trouvais l'idée géniale et comme il y a des couturières dans mon entourage, je me suis dit que ça pouvait inspirer des gens!»

 

 

Certain·es. postent des photos de leur production, montrant plusieurs dizaines de masques cousus main accompagnés de la mention: «Sur le point d'être envoyé à des professionnels de santé.» Les pros s'y mettent aussi, comme 1083, fabricant de jeans made in France qui approvisionne un médecin romanais, les tricots Saint James ou encore My favorite thing, créatrice grenobloise.

 

 

Les hôpitaux se mettent aux tutos

C'est d'ailleurs à Grenoble que le CHU a fait éditer un protocole officiel intitulé «patron pour masque de soin en tissus», soulevant (dans un premier temps) une vague de commentaires réprobateurs. Le document, proposant de coudre des masques de protection à base de chutes de coton, molleton ou polaire fine et élastique souple, a été relayé par nombre d'internautes et médias mais pas forcément bien compris.

 

 

Beaucoup ont cru à une pénurie au sein de l'établissement, démentie par la direction. En effet, un article sur le site de France Inter dégonfle la polémique et rétablit le contexte: «Aucune instruction concernant la fabrication de masques en tissu par eux-mêmes n'a été donnée aux personnels, cette possibilité ayant été partagée avec la communauté hospitalière comme une option complémentaire pour ceux qui le souhaiteraient et qui ne sont pas en contact direct avec des patients», détaille à France Inter le CHU de Grenoble.

Précision nécessaire mais le résultat est peu ou prou le même: ce n'est pas la pénurie mais la dèche! Le succès rencontré par ce patron le prouve. Dans un tweet, Laura (son prénom a été changé) relaye le document mais l'accompagne d'un commentaire sans appel: «Nous, soignants, en pleine crise sanitaire majeure, on en est là. À partager des patrons pour coudre des masques. En France. En 2020. Tristesse.» Laura est aide-soignante dans un Ehpad: «Nous avons eu une pénurie de masques au début de l'épidémie, car nous n'en avions pas en stock. En principe, un masque doit se changer toutes les trois ou quatre heures, donc ça défile très vite. Les masques nous sont maintenant livrés au compte-goutte, un par personne et par jour.»

D'autant que les distances de sécurité sont impossibles à respecter: «Dans les professions du soin, nous sommes amenés à être en contact étroit avec les patients. En tant qu'aide-soignante par exemple, j'aide les gens à se laver, à s'habiller, à manger... Et pour tout cela, je dois me tenir au plus près d'eux.» Le coup de gueule du professeur Eric Caumes, chef du service des maladies infectieuses à l'hôpital parisien de la Pitié-Salpêtrière, est du même ordre: «Incompréhensible qu'on ne puisse pas fabriquer des masques en urgence», déclare-t-il au micro de franceinfo.

Début février, l'Organisation mondiale de la santé (OMS), alertait déjà sur un risque de pénurie mondiale. Le gouvernement français tente pourtant de limiter la casse. «Laissez les masques aux soignants!», martèlent nos autorités, invoquant les préconisations de l'OMS, à savoir: «Si vous êtes en bonne santé, vous ne devez utiliser un masque que si vous vous occupez d'une personne présumée infectée par le 2019‑nCoV». Oui, mais si l'on ne sait pas qu'on est malade?

Laissez faire les pros

La création de masques cousus main est saluée, mais une question demeure: garantissent-ils un niveau de protection suffisant? Dans le cas du gel hydroalcoolique, ne faites pas ça chez vous: l'OMS a certes publié une recette pour en fabriquer, mais il est bien précisé qu'elle est réservée «aux professionnels de la pharmacie» (et surtout, on se rend vite compte que la concoction requiert quelques compétences en chimie et du matériel pas forcément trouvable à la supérette du coin, je vous invite à cliquer et à juger par vous-même).

Dans le cas des masques en tissu, les avis sont partagés. Réagissant sur France Inter au fameux patron émanant du CHU de Grenoble, le professeur Pascal Astagneau, médecin et spécialiste de l'hygiène à l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris, estime que c'est contre-productif: «C'est une fausse bonne idée parce que, premièrement, le masque n'est pas fait pour protéger la personne vis-à-vis de l'extérieur mais pour [lui éviter] d'envoyer ses postillons sur les autres; deuxièmement, un masque, ça se change parce qu'au bout d'un moment, il est humide donc il finit par ne plus remplir sa fonction. Donc un masque en tissu va être souillé, contaminé, va devenir humide et de toute façon, même déjà au départ, le tissu ne filtre pas.»

Le médecin poursuit sa critique: «En plus, il y a aussi une façon de les porter. Si le masque n'est pas à la bonne dimension, [ça ne protégera pas suffisamment]. […] Les gens peuvent se mettre du coton dans la bouche aussi, ça peut être tout et n'importe quoi! On ne va pas recommander des choses comme ça, ce n'est pas possible! Donc nous, on ne recommande pas des masques en tissu, c'est une fausse protection, une fausse bonne idée!» Le rejet est sans appel: point de place pour l'amateurisme, il faut laisser faire les professionnel·les.

Des patrons élaborés à partir d'études scientifiques

C'est là que certains threads sur Twitter se démarquent: ceux par exemple de @Doliqueen et @ImaGeels, soucieux de s'appuyer sur des données scientifiques. Ils renvoient vers deux études en anglais, analysant les pouvoirs filtrants de certains composants (notamment les sacs d'aspirateur). La première, intitulée «Professional and Home-Made Face Masks Reduce Exposure to Respiratory Infections among the General Population», datant de 2008, est menée par le Centre américain pour les informations biotechnologiques (NCBI), l'une des branches de la Bibliothèque américaine de médecine; la seconde, «Testing The Efficacy of Homemade Masks: Would They Protect in an Influenza Pandemic?», est publiée en 2013 par la revue spécialisée américaine Disaster Medicine and Public Health Preparedness.

 

 

Le compte @Doliqueen est celui de Julie, docteure en pharmacie à Limoges et autrice d'un long thread pédagogique proposant différents tutoriels: le masque ninja, le masque canard, le «Canarcollé» (celui-là est destiné «aux plus maladroits», explique Julie, «un masque zéro couture, uniquement avec de la colle textile»), etc. Les exemples sont livrés avec des tests, explications, conseils de stérilisation, et renvoient vers des articles plus détaillés, dont les deux études précédemment citées. Un véritable carton. Julie doit répondre à une foule de questions: «En tant que docteur en pharmacie, analyse-t-elle, ma formation a été tout particulièrement scientifique et mon cursus universitaire m'a appris qu'il est très important de pouvoir appuyer chaque affirmation sur une étude sérieuse.»

Couturière récemment convertie, c'est grâce aux réseaux sociaux et à une communauté d'internautes particulièrement active que Julie a mis son projet à exécution: «Nous sommes de nombreux scientifiques, plus précisément du corps médical, à être très présents sur Twitter et nous utilisons souvent cet outil pour échanger sur ce qui nous passionne: la santé. Une simple interrogation sur l'idée de fabriquer des masques soi-même a donné naissance à une cascade de réponses avec des études, des tutoriels, des idées et d'autres questions qui sont apparues. Une des sources que nous utilisons le plus souvent pour trouver des études scientifiques est le site web PubMed, c'est une base de données fabuleuse.»

 

 

@ImaGeels, alias Elsa, Nîmoise et doctorante en géographie spécialisée dans la gestion de crise et les catastrophes naturelles, a suivi l'exemple de @Doliqueen. Couturière chevronnée «sur la vieille machine increvable des années 1960 de [sa] grand-mère», Elsa se renseigne avant de se lancer: «Quand @Doliqueen a commencé à émettre l'idée […] de coudre des masques en utilisant du coton et des filtres à aspirateurs, j'ai vérifié la littérature scientifique à ce sujet. Après m'être assurée que oui, les masques “artisanaux” valaient mieux que de ne rien porter du tout, et que leur efficacité pouvait approcher celle des masques habituellement utilisés, j'ai décidé d'en coudre.» Les demandes affluent, et Elsa se fixe des priorités: «J'ai pour l'instant réduit mes “commandes” à celles destinées au personnel soignant et aux personnes immunodéprimées, et j'invite les autres à fabriquer leurs masques eux-mêmes en proposant mon aide s'ils ont des questions. J'ai eu confirmation de la part de médecins, infirmiers et pharmaciens que mes masques étaient efficaces et judicieux, et que, s'ils ne remplacent évidemment ni les gestes barrières, ni l'hygiène nécessaire, ni des masques FFP2, ils peuvent permettre de contribuer à freiner l'épidémie et protéger les plus exposés. Ce ne sont que des solutions de secours, mais elles ont le mérite d'exister. Il faut que chacun comprenne que les stocks de masques disponibles éventuellement en pharmacie ou dans d'autres magasins sont à réserver aux personnels soignants, et qu'il faut privilégier le confinement et les mesures d'hygiène pour les autres.»

Son thread convainc notamment la directrice adjointe du CHU de Béziers, qui lui adresse ce tweet: «Bonsoir, c'est exactement ce qu'il nous faut pour notre hôpital. Pourriez-vous svp me faire passer en mp le patron et les modalités pour la couture?» Contactée, celle-ci n'a pas souhaité répondre à nos questions. Mais environ vingt-quatre heures plus tard, mercredi 18 mars à 22h19, le compte Twitter du centre hospitalier de Béziers publie ce message assorti d'un patron à en-tête de l'établissement: «Nous avons pris la décision de fabriquer des masques en tissu pour certains professionnels pour leur permettre d'avoir un dispositif de protection, non validé par la SF2H (Société française d'hygiène hospitalière).» En désespoir de cause, peut-on lire entre les lignes.

 

 

À la guerre, faire avec les moyens du bord

Il n'y a pas d'autre conclusion à l'heure actuelle: les masques en tissu «même “faits maison”, c'est “mieux que rien”, les données sont là», juge Apolline, assistante maternelle à Nantes. Argument qu'elle développe dans un thread, elle aussi: «Le but n'est pas de vous protéger mais de protéger les autres! Avec 50% de porteurs asymptomatiques, considérez-vous comme porteurs, un masque vous évitera de répandre du virus dans l'air et de contaminer.» Contrairement à la Corée du Sud, qui a procédé à une campagne massive de dépistage, la France n'envisageait pas, jusqu'au 24 mars, d'appliquer les mêmes méthodes: le test est réalisé uniquement en cas de suspicion de forme sévère de la maladie, pour éviter la saturation des hôpitaux.

Suivant les recommandations de l'OMS, «la France doit désormais suivre [la] voie et faire évoluer rapidement sa capacité de dépistage», a finalement reconnu le ministre de la Santé, Olivier Véran, ouvrant la voie à un changement de stratégie. Jusqu'alors, la France n'était en capacité de réaliser qu'environ 5.000 tests par jour, selon lui, mais elle va «monter en puissance, c'est un impératif de santé publique», pour «être en mesure de multiplier les tests au moment de la levée du confinement». Mais le pays manque de moyens pour en produire localement et ceux auprès desquels il se fournit sont à l'arrêt (Chine) ou comptent les garder pour leurs propres besoins (États-Unis), d'après le président du comité scientifique, Jean-François Delfraissy.

 

 

Le masque, c'est donc mieux que rien. Opinion partagée par des médecins ayant pignon sur rue. Apolline a en effet retweeté l'excellent thread du Dr Dominique Dupagne, médecin généraliste, blogueur et essayiste, défenseur des masques en tissu et passablement agacé: «J'en ai marre de lire des conneries sur les masques “maison” qui seraient sans intérêt et [déconseillés]. C'est du même niveau que les conseils diététiques dans un camp de réfugiés affamés.» Comprenez: «Nous sommes en guerre», M. Macron? Eh bien, à la guerre comme à la guerre, les soignant·es feront avec les moyens du bord. En sept tweets, le Dr Dupagne dresse un mode d'emploi relativement exhaustif (plus que celui de l'OMS) concernant masques en tissu et masques tout court. Après lecture, on en ressort avec les idées (un peu plus) claires. En tout cas, jusqu'à ce qu'on en sache davantage sur ce virus.

 

 

 

À noter aussi ce tweet posté par une pharmacienne lyonnaise, qui alpague Olivier Véran, ministre de la Santé et auparavant neurologue au CHU de Grenoble, lui réclamant une prise de position claire et nette sur les masques en tissu.
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