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Les grands classiques

Il y a 20 ans, se déroulait le massacre de Tian’anmen. Grâce à une image forte, cet évènement reste encore dans toutes les mémoires. Mais pour le peuple chinois, elle est toujours interdite. À l’heure où des velléités de contrôle de l’internet se font jour jusque dans nos plus belles démocraties, il peut-être utile de s’en souvenir.

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© Charlie Cole

Après la mort de Mao, en 1976, la Chine est sujette à divers errements politiques. Le pouvoir tente le grand écart : libéraliser l’économie tout en conservant la dictature du parti communiste. Dès la fin des années 70, le gouvernement met en place des réformes économiques qui vont bouleverser la vie de millions de Chinois. Il y aura de nombreux nouveaux pauvres et quelques nouveaux riches. À plusieurs reprises durant les années 80, les étudiants manifestent pour obtenir plus de libertés démocratiques. Dès 1987, à la suite de l’interruption de certains processus de réforme, divers troubles sociaux se font jour. En avril 1989, après la mort de Hu Yaobang - un « libéral » limogé - les étudiants se rassemblent spontanément à la place Tian’anmen. Plusieurs manifestations ont lieu durant tout le mois. Le 26 avril, toute nouvelle manifestation est interdite par le pouvoir, mais le 27, ils sont 50’000 à manifester à Pékin et le mouvement se développe dans tout le pays.

Dès ce moment, la place Tian’anmen est occupée en permanence par des manifestants. Le 12 mai, commence une grève de la faim qui finira par être suivie par un millier d’étudiants. La population manifeste massivement son soutien. Certains jours, plusieurs centaines de milliers de personnes se retrouvent sur la place. La visite officielle de Mikhail Gorbatchev - qui à travers la Glasnost et la Perestroika, tentait, lui aussi, de moderniser son pays - rend le gouvernement très nerveux. Le 17 mai, il devra annuler la visite de Gorbatchev à la Cité interdite (qui n’a jamais si bien porté son nom ;-) Chez les dirigeants chinois, les réformistes et les conservateurs s’affrontent et c’est finalement ces derniers, à la suite de Deng Xiaoping, qui auront le dernier mot. Le 19 mai, la loi martiale est proclamée.

Dans la nuit du 3 au 4 juin 1989, l’armée entre dans Pékin et se heurte à des points de résistance dressés par les étudiants. L’« Armée populaire de libération » fait usage des ses armes à feu. Arrivée sur la place Tian’anmen elle écrasera de ses chars les grévistes de la faim restés dans leurs tentes. Des combats et des barricades dureront encore jusqu’au 8 juin. Les arrestations sont nombreuses et les premières condamnations à mort suivies d’exécutions sont rapportées dès la semaine suivante. Selon les sources, on estime que ces affrontements ont pu provoquer jusqu’à 3000 morts, sans compter les exécutions qui ont suivi. Aujourd’hui, 20 ans après, on ne sait combien de personnes sont toujours emprisonnées pour leur participation au printemps de Pékin. (Je ne vous donne pas la version officielle chinoise de ces évènements, mais je m’engage à vous la fournir le jour où le peuple chinois aura accès à toutes les versions autres que celle du gouvernement.)

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© Stuart Franklin

La scène de l’Homme au tank se passe le 5 juin à 800 mètres de la place de Tian’anmen. Elle a été photographiée et filmée depuis un balcon de l’hôtel Beijing par plusieurs photographes : Charlie Cole (Newsweek), Stuart Franklin (Magnum), Jeff Widener (AP) et 2 équipes de télévision (CNN et BBC). L’image de l’homme de Tian’anmen a fait rapidement le tour du monde, occupant simultanément la une de la presse écrite et des journaux télévisés. Le courage [1] de l’homme en chemise blanche arrêtant les chars sidère les spectateurs du monde entier. Plus que de longs discours et des chiffres, elle symbolise à merveille la disproportion entre la volonté de dialogue des étudiants et la brutalité de la répression. Dans cet environnement grisâtre, cette chemise blanche, couleur de l’innocence, incarne une grâce que 100 ans de répression ne pourront effacer.

« L’image se distingue surtout d’autres grandes photos du siècle, car le sujet crée lui-même l’instant. Il n’est pas pris dans le tourbillon de l’histoire, comme la jeune vietnamienne brûlée au napalm… » [2] L’image est certainement une des plus emblématiques de la fin du 20e siècle. Elle est dans toutes les mémoires et marquera pour longtemps les esprits, rassemblant confusément en une seule icône, toutes les turpitudes du régime autoritaire chinois. On l’a vue ressortir dans des articles sur la répression au Tibet et, bien évidemment, à propos des derniers Jeux olympiques. Elle colle au train du régime, qui s’en rend bien compte en réprouvant et en réprimant lourdement toute évocation de cet épisode historique.

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© Jeff Widener

La diffusion simultanée de cette image en photo et en vidéo a apporté un surcroit d’intelligibilité et de mémorisation à sa force intrinsèque. Les plus de 30 ans - c’est-à-dire ceux qui ont vu le reportage de ces événements « en direct » - peuvent dire que dans leur esprit, la version animée se confond avec celle, immobile, des photos. L’expérience, le souvenir du mouvement se mêlent aux photos qu’on a vues dans les journaux et pour une fois on a clairement l’impression qu’on a affaire à « une photo qui bouge ». On peut dire aussi, que la version vidéo agit comme une légende de la photo et qu’en retour, la photo apporte un peu de pérennité à la vidéo.

De par son symbole fort, l’image pourra occasionnellement dépasser la notion strictement chinoise comme véhicule d’un concept de non-violence, à l’instar de la célèbre photo de Marc Riboud - La fille à la fleur - dont on a un peu oublié le contexte pour ne se souvenir que de son expression.

Qu’est-il advenu de l’homme en blanc ? Les hypothèses les plus diverses ont cours. Elles vont de sa rapide arrestation, suivie d’une exécution, à une vie paisible et anonyme hors de Chine. Nous nous garderons bien de nous aventurer sur ce terrain, tout en relevant que ce mystère magnifie, s’il le fallait encore, la portée de son geste.

Sources :

- La République populaire de Chine, de 1949 à nos jours - Jean-Pierre Duteil
- Manifestations de la place Tian’anmen - Wikipédia
- Homme de Tian’anmen - Wikipédia
- Tank Man - Wikipedia
- La vidéo sur YouTube

Remarque :

Il y a quelque chose de perverti dans le système de référencement de Google : en y recherchant Tian’anmen, les pages renvoyées sont littéralement squattées par une chanson de variétés insipide portant le même titre... beurk

Notes:

[1] À ce moment, les tanks avaient déjà écrasé les manifestants de la place Tian’anmen et l’homme en blanc devait le savoir. Mais il faut aussi se rappeler que dans les mois qui précédèrent, l’armée ou la police s’étaient souvent montrées très proches des étudiants.

[2] Adrien Gombeau, auteur d’un livre sortit ces jours : L’homme de la place Tiananmen. 119 pages. Adrien Gombeaud. Éditions du Seuil. Cité par Renaud Revel sur son blog.


Addenda du 19.06.2009:

L’agence AP a publiée le 4 juin 2009 une photo, jusqu’alors inédite, du photographe Terril Jones prise au niveau de la rue. On y voit l’homme à la chemise blanche qui attend de se positionner devant les tanks que l’on aperçoit au loin. Relaté par Google News, ici.

Addenda du 7.06.2009 :
The Big Picture, le site du BostonGlobe publie une belle série d’images sur les manifestations d’il y a 20 ans et sur certaines de ces derniers jours.

Béat Brüsch, le 2 juin 2009 à 16.39 h
Rubrique: Les grands classiques
Mots-clés: histoire , photographe , photojournalisme
4 commentaires
Les commentaires sont maintenant fermés.
    1

    Bonjour,

    Un rapide pointage à l’aide de TinEye montre que la photo de Jeff Widener est trois fois plus utilisée que les deux autres (343 apparitions dans le corpus TinEye contre 109 et 110 respectivement).
    On relève évidemment très peu d’utilisation dans les sites en chinois, excepté quelques sites taïwanais. Elle est cependant utilisée dans la version en chinois de Wikipedia (qui ne doit pas être accessible depuis la Chine) :

    http://zh.wikipedia.org/wiki/%E5%85...

    Et dans un site sur ... les prédictions de Nostradamus (merci Google translate) :

    http://big5.zhengjian.org/articles/...

    Envoyé par Patrick Peccatte, le 2.06.2009 à 18.26 h
    En ligne ici
    2

    « la photo de Jeff Widener est trois fois plus utilisée que les deux autres »... en mesurant au pif, c’est qui m’était aussi apparu ;-)

    Ce n’est pourtant pas la meilleure (lampadaire au 1er plan). Il doit y avoir d’autres raisons, peut-être qu’elle a été la première à être diffusée ?

    Envoyé par Béat Brüsch, le 2.06.2009 à 21.20 h
    En ligne ici
    3

    une autre lecture de cette photo...
    soit les soldats chinois hésitent devant la détermination de cet homme et ce sont de mauvais soldats (c’est pas au Chili qu’on aurait vu ça !), soit ils avaient des consignes, et ce sont de bons soldats. Il semble aujourd’hui que le massacre de Tien’anmen ait été précédé de graves violences "d’étudiants" soigneusement occultées par les médias occidentaux... Ce n’est pas pour autant que je soutiens le régime chinois. On a oublié aussi de célébrer le massacre de Panama ! c’est bête çà ! Ca arrive à tout le monde d’oublier quelque chose...

    Envoyé par bobi, le 7.06.2009 à 00.23 h
    4

    « On a oublié aussi de célébrer le massacre de Panama ! c’est bête çà ! Ca arrive à tout le monde d’oublier quelque chose... »

    Panama et bien d’autres... Cela permet au moins de (re)dire l’importance des images. Quand elles sont fortes et qu’elles surgissent dans un contexte favorable, elles accèdent à un statut d’icône. Pour les évènements sans images, ils ne survivront, dans le meilleur des cas, que dans les livres d’histoire. D’ailleurs, depuis la 1re guerre du golfe, les « organisateurs » l’ont bien compris et s’arrangent pour empêcher la presse de témoigner du sâle boulot.

    Envoyé par Béat Brüsch, le 7.06.2009 à 15.42 h